Bernard Plossu’s Landscapes and New Mexico: in Favor of a Genesis of Photography.

Monique Sicard

Les paysages de Bernard Plossu et le Nouveau Mexique : pour une génétique photographique

Qu’est-ce qu’un paysage ? De quelle manière le médium photographique contribue-t-il au façonnement, au déplacement du concept ? L’intervention proposée ne prétend pas apporter toutes les réponses à ces vastes questions, mais à en éclairer certains pans en prenant appui sur le rôle joué par le photographe Bernard Plossu au sein de la Mission photographique du Nouveau-Mexique.
Initiée au début des années 1980 par le musée de Santa Fe et l’Université du Nouveau-Mexique, la mission visait, de manière très novatrice, à ne pas dissocier le rôle documentaire de l’image et l’expression personnelle des auteurs photographes. Douze artistes furent sélectionnés. Tous habitaient le Nouveau-Mexique ; chacun choisit une thématique singulière. Bernard Plossu était le seul Français ; il choisit les déserts du sud.
Afin de comprendre finement les démarches du photographe, l’intervention prend appui sur les planches-contacts réalisées au Nouveau-Mexique soit durant la mission, qui était de courte durée, soit dans son prolongement immédiat. Couplées à une série d’entretiens, elles permettent d’accéder aux processus de genèse tant de l’œuvre photographique que des paysages correspondants. Il apparaît ainsi que pour le photographe, loin d’être un simple décor, le paysage habite l’auteur. “Habiter”, étymologiquement, désigne la prédisposition à accomplir quelque chose, soit une force morale, une vertu. “Habiter”, c’est être dans une relation telle avec un lieu qu’elle marque le rapport au monde, qu’elle oriente la vie. Ainsi témoigne Bernard Plossu : “[…] pouvoir aller tous les jours à pied jeter un coup d’œil à la « cathédrale de boue » qu’est cette célèbre église peinte par O. Keefe, photographiée par Strand, Weston, Adams ! Comme si c’était ça la vie, vivre là !” Mais “photographier” n’est pas seulement enregistrer la beauté d’une scène. Ainsi Bernard Plossu écrit-il : “[Ces photographies] sont des images du pays où j’habite, où le soleil, la poussière, la pluie, la boue, le vent, la neige, l’altitude (7000 pieds / 2124 m), les odeurs, m’apprennent tout. Photographier est bien plus que simplement « voir ce qui est beau ». C’est la nécessité de comprendre et d’essayer d’expliquer […].” [Bernard Plossu, New Mexico Revisited, texte de Gilles Mora, Albuquerque, The University of New Mexico Press, 1983, préface.] Les paysages de Bernard Plossu naissent certes de la vue et de la prise de vue, mais ils sont aussi implication du corps ; simultanément expérience esthétique et kinesthésique, plénitude née des efforts physiques d’un grand marcheur.
Ils sont enfin une affaire d’enfance. Le Nouveau-Mexique est le site de tournage de ces westerns que l’auteur allait voir autrefois à Paris durant les jeudis trop pluvieux. Il est aussi le lieu de naissance de son premier enfant. Pour le photographe, le paysage désertique du Nouveau-Mexique est l’enfance, l’émergence, la naissance ; une forme de pureté où l’amitié s’exprime naturellement, logiquement, simplement. Ainsi les paysages de Plossu éclairent-ils le paysage même. La philosophe Anne Cauquelin a secoué la forme de nos paysages, ces “jardins parfaits” si marqués par notre enfance, impossibles “à critiquer sans sacrilège”.
Nous croyons aujourd’hui contempler une extériorité, nous ne faisons que vibrer avec nos fabrications intellectuelles, individuelles et culturelles. Il existe ainsi, pour Anne Cauquelin, un “savoir non su [du paysage], ce que nous ne savons pas savoir de ce que nous savons” [Anne Cauquelin, L’Invention du paysage, Paris, PUF, 2013]. L’objectivation du paysage telle que la revendique le géographe américain J. B. Jackson, auteur du catalogue de la Mission photographique du Nouveau-Mexique, n’échapperait pas à ces savoirs non sus.
Les paysages de Bernard Plossu affirment l’impossibilité de délaisser la beauté du monde. Ils nous disent l’utopie d’un univers sans murs, voué au dépouillement, où l’hospitalité à bras ouverts serait enfin pensable. Les paysages de J. B. Jackson nous promettent-ils autre chose ? Ne sont-ils pas porteurs de rêves semblables quand, sous couvert d’objectivité, de scientificité, ils expriment tant de non sus ?