Bruno Dewaele : révéler et construire le paysage

Aurèle Crasson

La démarche et la production de Bruno Dewaele sont fondamentalement différentes de celles de J. B. Jackson. Mais pour une certaine part de son travail, il œuvre tout comme lui en photographe sur un territoire délimité, donnant à voir un paysage dont l’histoire et l’organisation sociale (habitat, travail, loisir, migration, usages) sont à l’origine de sa création.
Cependant, le paysage de Dewaele –qui refuse la notion de genre – est également un paysage intellectualisé, nourri par la lecture d’écrivains tels Ray ou Strinberg, de philosophes comme Benjamin ou Kracauer, ou par la peinture de Paul Delvaux ou de Spilliaert. En matière d’image et de cinéma, c’est aux univers d’une science-fiction assez sombre comme ceux de Stalker ou Metropolis qu’il se réfère encore.
Dans le travail de Bruno Dewaele, c’est l’absent qui se donne à voir. Ses prises de vue montrent des lieux dévastés, morbides, en lente désagrégation, d’où émerge paradoxalement la beauté photographique. Son regard est hanté par un “cela a été” et se prolonge dans une sorte de permanence temporelle, de sidération. De ce point de vue, on peut dire que l’œuvre de Dewaele est mémoire à long terme, incrémentale, en constante actualisation.
Deux verbes singularisent particulièrement le processus d’émergence de la photographie de Dewaele : révéler et construire. Quand le “territoire” est le lieu du déplacement, le “paysage” est le moment de l’arrêt, de la sidération, le moment où se révèle un lieu singulier. Paysage et photographie sont liés, cohérents. Dewaele élabore ses images en observateur, entre variation et itération. Il ne s’agit pas de représentations mais de sensations.

Aurele Crasson - Mine plomb 2 Andalousie
Linares, Mines de plomb Andalousie, © Bruno Dewaele
Aurele Crasson - Mine plomb 1 Andalousie
Linares, Mines de plomb Andalousie © Bruno Dewaele

Une pratique de collecte

Dans sa photographie, le passé est mis en scène, poétisé ; il devient impossible de distinguer ce qui est d’hier et ce qui est d’aujourd’hui. Ces nouvelles connexions spatio-temporelles donnent le sens d’une histoire reconstruite.
Ainsi, les photos de Dewaele sont révélatrices des lieux qu’il s’approprie et auxquels, depuis son enfance, il s’est identifié : Lille, Roubaix, les hauts lieux de la “conurbation industrielle” du Nord, et plus amplement les centrales électriques, les mines, des lieux ignorés des images de cartes postales. Son œuvre porte l’indifférence d’un monde industriel qui a abandonné ses ouvriers et effacé les traces de leur passage. Il donne également à lire des temporalités : temps de la menace (déclin des usines), de la désertion (abandon des filatures et des ouvriers), de la destruction (des industries), mais aussi de la renaissance (paysage spontané qui renaît de ses cendres).
Il amasse, entasse, archive, sauvegarde des tas d’objets de ce monde industriel : tel est son mode opératoire “pré-photographique”. Il constitue par exemple une archive de la vie ouvrière dans la filature de Roubaix. Son travail s’organise autour d’un système de prélèvements, d’échantillonnage d’objets courants (cahiers d’échantillons de fils, etc.) ou plus iconoclastes (des photos de patrons entourés de leurs ouvriers) de cette communauté prolétaire.
Finalement, c’est cette pratique de collecte et de collation elle-même qui fait presque office d’objet photographique. Dewaele photographie énormément, mais tire peu de photo. Il amasse les négatifs. Produit une œuvre potentielle.

Aurele Crasson - Cracovie mines de sel
Cracovie, Mines De Sel © Bruno Dewaele

Un journal du réel

Dans cette collecte, on lit un enjeu anthropologique dont Dewaele témoigne de manière viscérale : il s’agit de lieux auquel il a échappé, dont il aurait pu être un acteur.
Il est amené à quitter par intermittence les lieux du textile et les centrales, qui forment les espaces privilégiés de sa pratique en France, pour ceux de l’industrie minière : en Pologne et en Andalousie notamment. En Pologne, des mines de sel engendrent curieusement des images sombres, par contraste avec le blanc brillant du sel, suivant les mineurs descendant au plus profond de la terre. En Andalousie, ce sont des mines de plomb où il retrouve le travail ouvrier, le gisement, le chantier, l’énergie. Il y revient presque quatre fois par an. Les mines de plomb fonctionnent en négatif des mines de sel : on n’y descend pas, les mines étant fermées, ce sont aujourd’hui des lieux recouverts de terre, qui contrastent avec la matière sombre qu’elles renferment, des surfaces blanches réfléchissant le soleil de plomb.
Bruno Dewaele tente de définir la ligne de partage entre ce qui bouge et ce qui ne bouge pas : il passe des paysages morbides du Nord et des mines, autant de territoires parcourus et sur lesquels il s’est arrêté le temps de constituer ses photos-paysages, à une fascination pour l’eau, dont le mouvement du flux le fait paradoxalement s’immobiliser. À nouveau, s’exerce un regard fasciné ; la rivière à Bonneveaux dans les Cévennes devient un lieu de contemplation et de sustentation. Dewaele se confronte au scintillement de l’eau dans une sorte de catalepsie. L’eau agit pour lui comme un fil conducteur, chaque retour sur sa trace est envisagé comme un recommencement de l’histoire de la photographie. Ce travail sur l’eau forme une respiration par rapport à celui sur les usines, tout en y étant relié : l’eau est “du verre liquide”.
La photographie sert comme outil de repérage, elle mesure la distance entre l’œil humain et ce qu’il scrute. Elle constitue une preuve de ce qu’il a vu ou plus explicitement de ce que son œil a construit en tant qu’image. Bruno Dewaële voit “lent” : en arpentant les mêmes territoires sans lassitude, il rend compte des traces que le temps a imprimées. Il rend visible la durée, aiguise une acuité sur ce qui a changé ou ce qui reste immuable du paysage photographié, mais aussi de lui-même photographiant.
L’appareil photo de Dewaele est un bloc note, une main courante consignant des états photographiques, des photogrammes disjoints, des temporalités, des sensations, des urgences. Il ne fait pas de pittoresque, pas de reportage, pas de captation du monde sur le vif, pas de spectaculaire. L’image est méditée. Le photographe pratique la photo comme un journal du réel. Mais ce journal n’est pas composé d’images à la volée, il s’agit de prises de vues fondées sur des rituels très précis. Dewaele travaille sur des lieux et des sujets particuliers (le paysage morbide, l’eau, le corps). Il effectue des prises en poses longues, notamment la nuit : ce temps est aussi celui qu’il prend pour méditer l’image suivante.

Aurele Crasson - Eau profil
Aidons l’hydre à vider son brouillard, S. Mallarmé © Bruno Dewaele
Aurele Crasson - Eau LBH
Sans titre, éd. Les belles heures. 2009 © Bruno Dewaele

L’œuvre comme archive

Ainsi, l’œuvre est une archive qu’il fait croître très lentement : de la même manière que sa photographie de nuit, une masse qui émerge et se dessine sur le long terme, mémoire d’un temps qui se juxtapose avec celui de la construction photographique. Cette archive est constituée d’un ensemble hétéroclite : négatifs, tirages, planches-contacts, supports de stockage numérique disquettes, clés usb, cd-rom, disques durs, mémoires flashs. Toute la technologie y est représentée. Ces archives sont rangées de manière chaotique : les images s’y percutent, s’y mélangent.
Il s’agit ainsi pour une grande part d’une œuvre invisible, contenue à l’intérieur d’une masse de supports, contenue en puissance dans des fichiers encore modifiables, il s’agit d’une œuvre latente.
Il arrive fréquemment à Dewaele de développer, des années plus tard, des négatifs prélevés de boîtes d’archives sans qu’aucune date ne figure sur le rouleau de film. Il cherche à retrouver la photo inscrite dans les méandres de sa propre mémoire, ce moment où s’est figée une image qu’il s’est forcé à oublier pour la laisser se constituer seule en trace historique.
On peut penser, avec Agamben, que l’artiste est celui qui fait passer dans l’acte même “la puissance de ne pas”, de s’abstenir. De penser l’œuvre à venir dans l’absence de sa matérialité immédiate. De ce point de vue, les archives de Bruno Dewaele rendent parfaitement compte de cette possibilité de “ne pas faire”.
Les lieux de Dewaele sont travaillés dans une tentative d’épuisement. En accumulant des milliers de photographies, il réalise une genèse de leur histoire et simultanément de la sienne propre.
À chaque stade de son travail, l’usage qu’il pourra faire de ses archives actualisera tous les autres tirages qu’il aura pu en faire précédemment : son œuvre est en construction permanente à partir de ce fond. L’œuvre est introspective, elle questionne tout aussi bien l’émergence de sa création que le monde auquel ses images renvoient.

Aurele Crasson - Graveline centrale
Gravelines, Centrale Nucléaire © Bruno Dewaele
Aurele Crasson - Linares 2
Linares, Andalousie © Bruno Dewaele
Aurele Crasson - Linares 1
Linares, Andalousie © Bruno Dewaele

 


DISCUSSION

Jordi Ballesta pose la question de la difficulté d’accès aux archives personnelles des photographes, aux planches-contacts, aux négatifs, etc. Est-ce différent des archives d’écrivains ?

Aurèle Crasson rappelle que les archives, les brouillons d’écrivains sont archivés depuis la fin du XVIIIe siècle, déposés dans des centres d’archives, comme la Bibliothèque nationale, ou l’IMEC. Avec la photographie, c’est plus récent.

Monique Sicard ajoute qu’avec la photographie, les archives sont dispersées, la plupart du temps les photographies sont dissociées des textes, ce qui pose problème. De plus, il n’y a quasiment pas de lieux publics où l’œuvre d’un auteur est conservée dans sa totalité, comme l’œuvre de Gisèle Freund à l’IMEC. En ce qui concerne l’accès aux sources, la collaboration avec les photographes représente une chance inespérée.

Aurèle Crasson souligne que c’est, en effet, une chance de travailler avec des photographes vivants. Se pose alors la question de la lecture génétique d’une œuvre : pour produire la généalogie de l’œuvre, le chercheur doit-il se baser sur les objets, les sources premières, ou se nourrir des récits des photographes ? Quel crédit apporter à la parole du photographe ? Dans le cas de Dewaele, les analyses de son travail sont en grande partie liées aux récits du photographe.

Caroline Maniaque attire l’attention sur l’importance de l’objet, de l’appareil photographique comme une part du processus créatif ; le type d’appareil impliquant différents types de productions.

Frédéric Pousin pose la question du rapport entre le travail de J. B. Jackson et celui de Dewaele. Leurs productions semblent s’opposer dans le sens où Dewaele produit une œuvre très intérieure, les paysages qu’il prend en photo constituent sa propre “trame”. Ainsi, il livre une compréhension du paysage à la Erwin Straus, qui peut-être ne se rattache que peu à celle de J. B. Jackson. Il s’agit d’un paysage de l’antériorité, de ce qui était avant, tandis que J. B. Jackson cherche à lire ce qui advient.

Pour Aurèle Crasson, les deux semblent se rejoindre dans la lecture et la révélation d’un “paysage incarné”. Il faut aussi noter que Dewaele questionne la création en photographiant, et ajoute cette couche de réflexion sur la couche politique portée par les paysages qu’il choisit ; il porte un discours sur la question de l’art, volet évidemment absent du travail de J. B. Jackson. Ainsi, chez Dewaele, c’est le temps de sa propre vie qui définit le processus créatif. Il peut arriver qu’il se passe vingt-cinq ans de différence entre la production d’une archive et une actualisation.

Joseph Rabig relève l’idée d’une accumulation de choses chez Dewaele, qui semble être bien plus qu’un paysage.

En effet, précise Aurèle Crasson, Bruno Dewaele oppose paysage et territoire à travers une autre opposition, celle de l’immobilité et de la marche. Son œuvre est processuelle et résulte de l’ensemble des photos tirées ou non tirées, ainsi que des archives qui l’auront nourrie.

Aurele Crasson - La Madeleine Poste Transformation
La Madeleine, Poste de Transformation © Bruno Dewaele

 

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