Bruno Tanant

« On n’a pas encore tenté assez de choses avec la photographie dans le processus de projet de paysage »

Bruno Tanant est paysagiste DPLG, diplômé de l’École nationale supérieure de paysage (ENSP) de Versailles en 1986. Après avoir expérimenté la scénographie auprès de Yannis Kokkos au théâtre de Chaillot, il développe un goût pour le théâtre et la chorégraphie, qui trouve un écho dans son travail de paysagiste, et il développe des projets où le réel et l’abstrait s’enrichissent mutuellement. En 1992, il crée son agence à Paris, puis s’associe avec Jean-Christophe Nani en 2002 pour créer TN+. Il enseigne le projet à l’ENSP de Versailles depuis 1992 et intervient régulièrement dans les écoles d’architecture de Paris, Grenoble et Lyon. Il est également paysagiste conseil de l’état.

Entretien de Bruno Tanant avec Sonia Keravel et Marie-Hélène Loze, Versailles,  Mai 2016.

Trottoir Los Angeles, 2005
Trottoir Los Angeles, 2005

« C’est vraiment très difficile d’utiliser la photo réaliste dans le projet »

MHL : As-tu un outillage précis, consacres-tu un matériel spécial à la photo, ou est-ce avec ton iPhone ou je ne sais quoi ?
BT : Je prends beaucoup de photos avec l’iPhone même si ce n’est pas de très bonne qualité, car il y a le côté instantané et imparfait.
J’ai du mal à m’y retrouver dans la photo. Il peut y en avoir cinq-cents mais finalement, je me demande à quoi ça sert. Je ne sais pas si elles servent à quelque chose quand elles sont brutes. Est-ce que les gens vont les regarder ? C’est finalement une espèce de non-sens parce que c’est cadré, on n’a qu’une partie ; il n’y a jamais la suite.

MHL : C’est un fragment.
BT : C’est un fragment, mais est-ce un fragment utile ou pas ?
Un croquis file un peu, mais la photo est trop cernée… Il faudrait donc aller vers une photo noyée dans quelque chose. Même quand on connaît bien le site, on ne sait plus où on est quand on revoit la photo, sauf s’il s’agit de point de vue très standard. On est un peu perdu. C’est vraiment très difficile d’utiliser la photo réaliste pour le projet…

SK : Alors que le dessin ne te donne pas cet effet ?
BT : Beaucoup moins. Avec la photo, il n’y a pas cette espèce de continuité aléatoire du paysage. J’ai des doutes sur le rôle de ce matériau brut.
Nous travaillons depuis presque un an sur la baie du Mont-Saint-Michel, en Ille-et-Vilaine, pour les ateliers territoires du ministère du développement durable. C’est un mélange entre le projet par la cartographie et les photos. Nous avons plein de photos et je ne sais jamais quoi en faire. C’est très étrange.

SK : Peut-être y en a-t-il trop ?
BT : Non, parce que j’en ai éliminé plein. Je me demande à quoi elles servent. Si c’est la photo normale, je n’arrive pas à trouver la place de la photo dans l’histoire, qu’elle soit prise par moi ou par d’autres.

MHL : S’agissant du Mont-Saint-Michel, où en êtes-vous ?
BT : C’est en ce moment, on n’a plus que deux mois.

MHL : Qu’est-ce que cela produit à la fin, théoriquement ?
BT : Un projet de territoire que les élus doivent s’approprier. C’est là que c’est complexe parce qu’il faut ouvrir plusieurs tiroirs. D’où la photo très réaliste. La photo devient un sujet très compliqué car je la fais osciller entre réel et abstrait.

« La photographie aérienne et le zoom dans la photo aérienne sont passionnants »

SK : Utilises-tu beaucoup la photo aérienne ?
BT : Oui, je trouve que la photo aérienne et le zoom dans la photo aérienne sont passionnants. En effet, tu passes de l’abstrait au concret et tu vois comment les végétaux et l’eau apparaissent. Il est certain que c’est un point de vue que nous n’avons jamais en vrai, mais cela permet de rentrer… et peut-être par ce biais-là, de passer par le haut et d’arriver à une photo, c’est peut-être plus cela qui est intéressant aujourd’hui, plutôt que de partir de la photo du bas et de remonter.
Je me projette tout de suite dans la photo aérienne. Tout de suite, je vois les formes qui s’imbriquent, qui se défont, qui s’englobent, qui tournoient, qui s’assemblent ; je vois toujours les triangles, les carrés, les ronds…

SK : Donc en plan.
BT : Oui, mais en même temps cela se croise avec des choses comme les petits détails. C’est la même chose dans les photos de projets : ce sont les petits détails qui m’intéressent le plus. En effet, la forme d’ensemble est là, mais c’est comment ça se fait, se défait, disparaît, ne correspond plus du tout à ce que l’on a dessiné…

« Le photographe va t’emmener là où tu n’irais pas »

MHL : Te sens-tu photographe ?
BT : Non, pas pour les projets, pas pour les projets finis. Pour moi, un photographe, c’est intéressant parce qu’il va t’emmener là où tu n’irais pas.

MHL : Donc cela t’arrive de demander des prises de vue à un photographe pour avoir un autre regard ?
BT : Oui, il va regarder les choses qu’on ne regarde pas : c’est ce qui est intéressant. Ou même des contrastes de couleurs qu’on n’a pas l’habitude de voir. Il peut mettre en valeur des choses qui ne nous intéressent pas du tout a priori.
C’est surtout dans le détail et sur la présence des gens, qui est une chose souvent oubliée de manière instinctive car on a plutôt envie de prendre le projet sans personne pour bien voir les choses qu’on as faites.
Un photographe met beaucoup de personnes. Tu vois donc les choses différemment. Si je prends l’exemple d’un banc, tu vas toujours avoir tendance à le prendre vide pour montrer comment il est fabriqué. Cela n’a finalement pas grand intérêt. Quand un photographe le prend avec des gens, on ne voit pratiquement plus le banc : c’est là que cela devient intéressant. Cela paraît tellement évident, mais chaque fois il y a une surprise importante.

MHL : Prends-tu toujours le même photographe ?
BT : Ça dépend.

MHL : Tu as donc plusieurs personnes ressources possibles dont c’est le métier et que tu payes pour cela ?
BT : Dont c’est le métier, mais il s’agit plutôt de photographes peu connus, pas chers, qui vont faire à l’instinct. J’aime bien le côté instinct. Ils ne vont pas faire un produit qu’ils ont l’habitude de faire. En même temps, ils cherchent leur langage ou leur type de photos. Cela donne des photos très subjectives, et c’est ce que j’aime.
Un projet « crado », par exemple, c’est-à-dire un projet qui vit, je trouve que la photographie peut le rendre. Justement, peut-être parce que c’est photographié avec un autre œil, elle peut le rendre intéressant. Cela valorise le projet et c’est intéressant car nous n’arrivons pas à le faire, enfin moi, je n’arrive pas à le photographier, a priori. Avec l’expérience, ces photographes nous montrent ce qui est intéressant : un projet qui vit dans l’imperfection.

« Une évolution du recours à la photographie »

MHL : Utilises-tu la photo en tant que prof, pédagogiquement ?
BT : Pas comme une demande formelle, et je suis effaré qu’il n’y en ait pas dans les travaux des étudiants.

MHL : C’est cela : si tu ne formalises pas la demande, il n’y a pas de photos ?
BT : De moins en moins.

MHL : Tu fais parfois des conférences. À ce titre, tu montres tes images de projets.
BT : Je montre plus des images de projet que des photos. Sur certains projets, la photo pourrait être anecdotique. C’est peut-être une erreur.

SK : Tu dis que les étudiants font moins appel à la photographie. As-tu constaté une évolution du recours à la photographie ?
BT : Je trouve qu’avant, il y avait beaucoup de photos, et des photos affichées sur les murs. Aujourd’hui, peut-être parce qu’ils les ont tous sur leur iPhone, tu ne les vois plus. Tu vois rarement des photos sur les murs.

SK : Est-ce la même chose dans ta pratique d’agence ? Sens-tu cette évolution ?
BT : Oui, c’est-à-dire que tu prends des photos et tu les mets sur ton ordi donc tu ne les vois jamais.

MHL : C’est cela : tu ne les vois jamais ! Cela reste un truc qui travaille en arrière-fond. Mais cela doit travailler.
BT : Ça travaille, justement, mais il faut savoir comment ; c’est donc une situation expérimentale. Je pense qu’il y a une nouvelle utilisation de la photo via le Smartphone. Il peut s’agir de trucs horribles et de trucs très bien. C’est une période transitoire et je pense que l’on peut s’en servir.
C’est une photo qui n’est pas forcément bonne à exposer dans une galerie par exemple, mais qui sert à enclencher la réflexion.
Ce que j’aime bien dans le Smartphone, c’est d’avoir… comme ça (il montre son Smartphone), rangé.

SK : Oui, la mémoire avec les jours.
BT : Tu vois tout défiler. Je trouve que c’est aussi une manière de…

MHL : … retrouver une globalité, quoi !
BT : Et de retrouver l’humeur qui varie et des variations. Le côté variable est intéressant, puisque d’avoir les photos…

SK : … seules.

MHL : Oui, c’est toujours un kaléidoscope.

SK : En fait, c’est la série qui est intéressante.
BT : C’est la série qui m’intéresse. J’ai toujours tendance à présenter en longue série. Je me dis toujours : « Pourquoi la photo 1, pas la photo 2, et pas la photo 3 qui parle à la photo 1 ? » Ça prend des heures mais c’est ce qui m’intéresse : c’est la série, la suite et la répétition.
J’aime bien également les applications où on a la même photo avec plein de réglages différents. La même photo raconte des histoires différentes et je trouve que ça devrait être utilisé dans notre métier.
Rien que le fait d’avoir du noir et blanc. J’ai vu que je ne sais plus quel prix avait été donné à une photo en noir et blanc. Il était dit que c’était le paradoxe suprême aujourd’hui, que la photo qui a un prix soit en noir et blanc alors qu’on est envahi de couleur. C’est finalement assez logique que le noir et blanc ait un prix.

MHL : Oui, parce qu’on n’en peut plus… enfin, cela exprime au moins quelque chose.
BT : On n’a pas assez tenté de choses avec la photo en paysage dans le processus de projet.

« La photo trafiquée est sans doute celle qui m’intéresse le plus »

BT : Ensuite, il y a la photo trafiquée, qui est sans doute celle qui m’importe le plus. Pour moi, une photo doit être vraiment trafiquée.

MHL : Donc redessinée…
BT : « Bidouillasser » avec Photoshop, écrire dessus, faire des sortes de superpositions, superposer plein de photos, arriver à une sorte de reflet d’ambiance ou de reflet de tout. La photo n’est pas lisible en tant que telle mais c’est une sorte de mélange de plein de choses. Les contrastes sont accentués, les couleurs sont changées. Cela devient un élément graphique et de dessin, avec presque une étape de croquis. C’est ce qui m’intéresse le plus.
On peut embrouiller des choses avec la photo : la décadrer, en prendre une partie. À un moment, nous faisions pas mal de photos découpées dans lesquelles certaines parties s’éloignaient, etc. C’était passionnant mais cela reste finalement trop abstrait pour la maîtrise d’ouvrage.
Je pense qu’il y a aujourd’hui de moins en moins de place pour l’abstraction. Je pense que la maîtrise d’ouvrage a perdu beaucoup de culture.

MHL : Il faut des images un peu brutes maintenant.
SK : Faciles à lire et à comprendre.
BT : Oui. Il faut aussi des images qui permettent d’entrer dans le projet.
Quand on se réapproprie la photo en la trafiquant, je trouve qu’il y a là des pistes qui ne sont pas encore assez exploitées, un peu comme avec la maquette, où il faut jouer avec la réalité. La photo est intéressante si l’on joue avec la réalité… enfin, ce sont des questions que je me pose en ce moment.

SK : Quand tu parles de trafiquer, cela dépasse le photomontage.
BT : Oui.

SK : C’est-à-dire que cela ne doit pas être réaliste, enfin pas nécessairement.
BT : C’est pour moi un support pour dérouler le processus et les intentions du projet.

 

 

Boues rouges à Gardannes
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Carrière Barois, Freyming-Merlebach, 2015
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Jura, lac de Saint Point, 2017
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Polders du Mont-Saint-Michel
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Schéma Directeur de Frontignan
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