Décloisonnement des savoirs et supports de diffusion

Caroline Maniaque

Caroline Maniaque publie actuellement un ouvrage traitant du Whole Earth Catalog (1968-1971), monument éditorial au sein de la contre-culture américaine. La communication portera sur une micro-histoire liée à ce catalogue : la narration d’une aventure éditoriale qui a contribué aux matériaux composant l’un des numéros.
Ce catalogue avait pour objectif de réunir des ouvrages contemporains sélectionnés par le rédacteur en chef et fondateur Steward Brand. Ces ouvrages couvraient les questions géographiques, spirituelles, philosophiques. Chaque chapitre y représente une “parcelle de la connaissance”, pour finalement constituer une encyclopédie des connaissances alternatives au sein des années 1960. L’ensemble se veut un catalogue de “fondamentaux”.

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Couverture [Stewart Brand (dir.), Last Whole Earth Catalog (Menlo Park: CA: Portola Institute, 1971).]Courtesy Stewart Brand.
L’organisation d’un événement

Dans le cas présent, il s’agit d’interroger une stratégie éditoriale : sur une initiative du Whole Earth Catalog, est organisé en 1969 un événement dans le désert qui donna l’occasion de réaliser un article, “Report from Alloy” (Last Whole Earth Catalog, 1971, p. 111-116). Notons que Robert Frank a été appelé comme photographe / cinéaste pour couvrir cet événement.
Ce type de manifestation constitue une part importante du fonctionnement du Whole Earth Catalog. Celui-ci est porté par Steve Baer, un ingénieur-inventeur, et a pour objectif de constituer un lieu et un temps pour une réflexion autour des stratégies d’action : ce qu’il est possible à des individus divers d’inventer et de produire en commun durant un temps déterminé dans un certain environnement.
La conférence réunit cent cinquante personnes ; on y trouve des inventeurs de la technologie du solaire, des architectes intéressés par le montage de structures légères (dômes géodésiques), des groupes formant la branche californienne de l’architecture radicale (Ant Farm, les adeptes du gonflable), ou encore une figure comme celle de Paolo Soleri.
La première image médiatisant l’événement est une photographie montrant le paysage désertique de La Luz à côté d’Albuquerque ; cette photographie est parsemée de phylactères qui représentent diverses idées ou réflexions. Dans l’image suivante, s’effectue un zoom sur ce paysage avec des photos d’installations permettant aux personnes venues de vivre sur place pendant un moment : dômes, camionnettes ou vans, tentes, etc.
Steve Baer, organisateur de l’événement, est un ingénieur qui monte des dômes géodésiques. Il promeut une construction sans aides institutionnelles, une auto-construction qui serait le pendant architectural d’une théorie du développement de l’individu.
L’événement, dans les pensées qu’il rassemble, est sous l’influence et l’héritage de Buckminster Fuller et de son tropisme technologique associé à une pensée de la contre-culture hippie. Paradoxalement, les méthodes et canevas de pensées qui servent à l’organisation de discussions, d’échanges de groupe ou de workshops doivent être simultanément crédités à l’éducation d’un certain nombre des participants dans des académies militaires. Ces établissements vers lesquels se tournaient la middle class des années 1950-1960 portent un certain nombre de méthodes, notamment celles du séminaire, du debriefing ou du management de groupe qui rejoignent, dans des événements comme celui-ci, les théories communautaires du mouvement hippie (ou qui s’y associent).

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Couverture [Stewart Brand, Ann Helmuth, Joe Bronner, Tom Duckworth, Lois Brand and Hal Hershey (dir.), “The World Game” Supplement, Whole Earth Catalog, (Menlo Park, CA: Portola Institute, March 1969).]Courtesy Stewart Brand.
La composition éditoriale

Il s’agit ici de rapprocher la composition des huit doubles pages sur cet événement publiées dans le catalogue et les archives sur la constitution de cet article, pour tenter de lire la façon dont le catalogue enchaîne et monte les discours, et construit ses objets.
Un premier point important est à souligner : dans le catalogue, il n’y a aucune identification des auteurs des différentes phrases publiées pour illustrer les développements théoriques de l’événement. D’un point de vue technique, la mise en page se fait de manière relativement classique sur table lumineuse et par le déplacement d’images et de pavés de textes pour composer des doubles pages.
L’ambition qui préside à l’organisation de cet événement est de constituer un milieu, milieu intellectuel de personnes qui puissent échanger en dehors du milieu universitaire, et de créer un forum de discussion, un lieu parallèle. Il est également important que ce lieu porte immédiatement à l’action : on organise des workshops pour que les systèmes pensés soient directement testés et appliqués.
Steward Brand milite dans les années 1960 pour la diffusion par la Nasa des images prises de la Terre : images qui vont permettre de cristalliser le discours écologique au même titre, par exemple, que le livre de Rachel Carson, Silent Spring, publié en 1962. Dans le cadre de l’événement dont il est question ici, le tropisme écologique de Brand est accompagné par des personnes travaillant dans le secteur de la communication, de l’informatique, et par des relations de Brand dans les milieux alternatifs : des gens de théâtre et des adeptes de la pensée bouddhiste. L’ensemble de ces influences se cristallise notamment dans une rhétorique de l’enfance, et se traduit par une certaine importance donnée à la pédagogie ; des workshops avec les enfants sont organisés.
D’un point de vue éditorial, cette convergence de pensées se traduit par l’inscription dans la page de blocs de texte tirés de notes prises sur place, sans interventions supplémentaires pour la synthétisation ou la réécriture d’un discours. Certaines photographies de personnes sont légendées : Jay Baldwin, Lloyd Kahn, Steve Baer. Mais généralement, les photos ne s’accompagnent d’aucune légende.
Se développent un discours et une culture du refus de la spécialisation, contre la spécialisation universitaire. Steve Baer déplore, à la suite des différents échanges, que les ingénieurs ne soient pas capables de positionner leur lecture de la technologie sur un plan philosophique.
On note également l’idée d’une utilisation “globale” des capacités (cognitives) humaines pour constituer un “homme complet” qui à la fois dessine et écrit, etc. Cet homme complet dont la figure est peut-être également l’un des héritages des académies militaires qui l’appréhenderait mieux que l’université, en faisant participer les étudiants à des activités diversifiées (sport, séminaires, lectures, etc.).
On rencontre des difficultés à analyser le type de photographies choisies et collectées par Stewart Brand. L’article, et de manière plus générale le Whole Earth Catalog, portent l’idée d’une image photographique complexe, abstraite et non pas documentaire.

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“The World from Above” et “Geology Illustrated,” double page dans la section “Understanding Whole Systems” [Whole Earth Catalog (Fall 1968), 9-10.]Courtesy Stewart Brand.
Le discours de l’image

Le Whole Earth Catalog est formé d’une équipe et d’une boutique à Palo Alto. On peut y trouver les livres qui y sont recensés. Diffusé à 2 500 000 exemplaires, il a un certain impact sur la culture nord-américaine. Il possède un service de diffusion et d’envoi des livres. Durant son temps de publication – entre 1968 et 1971 –, le catalogue passe de 64 pages à plus de 400, plus des suppléments de six doubles pages avec des lettres des lecteurs.
Sur la couverture d’un des suppléments, on peut voir des jeunes en train de jouer au volley avec la planète Terre ; cette image exprime les principales orientations du catalogue : l’idée que les événements mêlent à la fois la figure du globe (whole earth) et la stratégie d’entreprise, l’activité commune (le volleyball).
Concernant la vision de la photographie associée au catalogue : “la photo doit être tout ce qui apporte une réponse puissante, tout ce qui secoue celui qui regarde, qui le fait réagir, l’engage”. L’idée est de “faire se dresser les cheveux de celui qui regarde” et de proposer “une image qui fonce”. L’image est nécessairement liée à l’effet et à l’action.
L’image est liée également à une certaine abstraction : dans une photographie d’une route de nuit (la highway) sous la pleine lune dans un paysage de montagne, la difficulté à identifier les éléments implique une lecture particulière du paysage. Une autre image, représentant un homme en parachute de près et à côté de très nombreux parachutistes, montre l’usage d’une tension entre représentation macroscopique et microscopique. Cette rhétorique est importante au sein du Whole Earth Catalog. On peut noter également une relation possiblement métaphorique avec la question du “mushroom” et les essais de drogues hallucinogènes par l’armée américaine à la même époque ; s’exprime alors le jeu de sous-entendus et de double sens que les images peuvent transporter.
Il faut souligner l’importance de Marshall McLuhan pour cette frange de la contre-culture, la façon dont il compose des rapports entre texte et image trouvant des échos dans le Whole Earth Catalog : le discours de l’image peut être redoublé, comme il peut être retourné, par le texte qui l’accompagne.

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Double page consacrée à Richard Buckminster Fuller [Whole Earth Catalog (Menlo Park, CA: Portola Institute, Spring 1969), 4-5.]Courtesy Stewart Brand.

DISCUSSION

Aurèle Crasson souligne l’idée que l’image joue encore son rôle d’image (rapport contrastif au texte, format, qualité) à ce moment, par rapport à une “noyade” d’images contemporaines dans le numérique. Dû à son format, sa qualité.

Pour Caroline Maniaque, plus qu’à une publication strictement contre-culturelle, le Whole Earth Catalog – extrêmement au courant des techniques éditoriales grand public – est lié aux techniques de publication mainstream, comme celles du magazine Life. D’une certaine manière, cette publication cherche à coller au maximum à l’apport visuel et communicationnel des outils de diffusion de masse.

Selon François Brunet, la rencontre des “contre-cultures” et des milieux militaires met ici en lumière l’idée que s’élabore, dans ce genre d’événements et de publications, un “laboratoire du Web”, c’est-à-dire la préparation d’une production autonome des images à laquelle les médias de masse participent déjà, et parmi lesquels le Whole Earth Catalog prend sa place.

Caroline Maniaque soulève la question des expositions universelles comme créatrices d’événements. Que l’on pense à la force médiatique de l’Exposition de 1959 à Moscou ou encore aux travaux des Eames pour développer des multimédias, polyscreens, etc. : on est là dans un flot d’images qui ont un pouvoir très fort, pour montrer, dans le cas des travaux de Ray et Charles Eames, le développement de l’industrie américaine.

François Brunet souligne que les images ne sont jamais de purs signes de représentation, mais qu’elles sont toujours le produit d’une pratique, d’investissements. Elles génèrent des produits, des publications, des archives. Il y a un patrimoine iconographique et une économie presqu’un peu autonome.

On a l’habitude de dire que les little magazines ont influencé la production mainstream. Caroline Maniaque pense que l’on peut aujourd’hui inverser cette proposition : il y a certainement une influence et un modèle du mainstream pour cette publication contre-culturelle du Whole Earth Catalog. Toutefois, on peut également arguer d’une décontamination dans le sens inverse des médias de masse par la contre-culture, qui serait rendue possible par cette forme “grand public” que se donne le Whole Earth Catalog. Ainsi, certaines pages du catalogue sont par exemple republiées dans Harper’s.

Pour François Brunet, lorsque l’on parle du mainstream aux États-Unis, il y a une dimension régionale à prendre en considération.

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Mise en page, [Stewart Brand, « A Report from Alloy, » Last Whole Earth Catalog (Menlo Park, CA: Portola Institute, 1971), 111.]La première parution de ce reportage est publiée dans The Difficult but Possible Supplement to the Whole Earth Catalog $1 (Menlo Park, CA: Portola Institute, March 1969).
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