« Photographier le projet de paysage, c’est le pratiquer »
Denis Delbaere est paysagiste DPLG, diplômé en 1993 de l’ENSP de Versailles. Il a fondé L’interlieu atelier de paysage Denis Delbaere en 1999 au sein duquel il réalise des projets de maîtrise d’œuvre et des études de paysage principalement dans le domaine public. Parallèlement, Denis Delbaere mène une carrière d’enseignant et de chercheur. Titulaire d’un doctorat et d’une habilitation à diriger des recherches, il est professeur à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille, où il enseigne le projet de paysage et l’histoire des territoires. Il a réalisé plusieurs recherches consacrées au paysage où il s’est confronté à la photographie. Dans le dernier programme de recherche qu’il a dirigé, En marge : paysage et biodiversité des délaissés et accotements infrastructurels de l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai, il a fait appel à Sabine Ehrmann, photographe, pour lui confier une mission photographique.
Entretien de Denis Delbaere avec Frédéric Pousin, Lille, 8 janvier 2015, inédit.
Entretien de Denis Delbaere et Sabine Ehrmann avec Frédéric Pousin, Issy les Moulineaux, 23 mars 2016, inédit.
Ces deux entretiens sont complétés par un entretien avec Sabine Ehrmann.
Dans ces entretiens, nous avons souhaité interroger le paysagiste sur les liens qu’il entretient avec la photographie, notamment au sein de son activité de maîtrise d’œuvre. Puis nous l’avons questionné sur le sens que revêt à ses yeux une mission photographique au sein d’un programme de recherche axé sur les paysages produits par les infrastructures.
Projet de paysage et pratique photographique : « Pour moi, ce relevé photographique d’espace m’a toujours paru très décevant et assez inutile »
FP : Comment définirais-tu ton rapport à la photographie ? De quelle manière as-tu rencontré la photographie dans tes usages professionnels, ou quels usages de la photographie as-tu dans ta pratique ?
DD : Je ne sais pas si j’ai vraiment un rapport à la photographie. En tout cas, je ne me suis jamais posé la question ; j’ai peut-être commencé à me la poser un peu en travaillant avec Sabine Ehrmann, mais jusque-là, pas trop… très peu.
Je te parlais précédemment de la revue Pages Paysages. Je me souviens avoir été très marqué par le numéro qui portait sur le projet de Jacques Coulon et Linda Leblanc à Saint-Valéry-en-Caux, avec des photographies absolument superbes — j’ignore qui les avait prises — qui monumentalisaient beaucoup ce projet, à tel point que je suis allé là-bas pour le voir alors que j’étais encore étudiant à ce moment-là. Je n’oublierai jamais ma déception ! Je l’ai assez mal vécu car j’ai eu le sentiment que la photographie avait véritablement modifié la réalité de l’espace produit dans un sens certainement très avantageux pour le paysagiste. Pour moi, c’était une forme de falsification, de manipulation des choses.
FP : Penses-tu qu’un usage « banal », « ordinaire » caractérise la relation des paysagistes à la photographie ?
DD : Oui, c’est un usage très instrumental.
FP : As-tu cette pratique de la photographie dans tes projets d’agence ?
DD : Oui, évidemment. Comme tout le monde, je pense que je fais des photos de relevé de l’existant, photos que je n’utilise pas. Il est rarissime que je les utilise, à tel point que j’ai cessé d’en faire. Maintenant, je n’en fais plus, ou presque. Plus exactement, quand il m’arrive encore d’en faire, c’est vraiment pour relever des détails. Je pratique la photo en manipulant à peine, c’est-à-dire en visant simplement quelque chose et en appuyant sur un bouton. Au moment où je prenais la photo, il y avait quand même l’idée de rendre compte d’un espace. Or, en réalité, je n’utilisais jamais ces photos d’espaces parce que l’espace s’était installé dans ma tête.
Les seules fois où il m’est arrivé de revenir sur ces photos de terrain, c’était pour chercher des fonds qui serviraient à faire un croquis rapide, un photomontage. Toutefois, c’était très rare. En effet, j’ai cette pratique du dessin qui est très forte. Je dessine beaucoup et je photographie peu.
Pour moi, ce relevé photographique d’espace m’a toujours paru très décevant et assez inutile. J’ai peut-être tort car le fait de prendre la photo fait que quelque chose se fixe dans ma mémoire, mais je ne saurais pas évaluer ça.
Par contre, quand il m’arrive de regarder ces photos de terrain, je suis toujours frappé par l’anecdotique. Autant la structure générale de l’espace disparaît ou en tout cas, n’apparaît pas d’une façon qui me semble manipulable ; autant des sortes de ready-made peuvent apparaître, par exemple une inscription sur un panneau à laquelle on n’avait pas fait attention quand on était dans les lieux et qui, tout à coup, transformée en image, devient extrêmement présente, voire presque centrale dans l’image.
Ce pouvoir de la photo m’a toujours surpris et gêné en même temps. En effet, j’ai tout de même tendance à considérer que le travail d’un paysagiste se fait plutôt contre les panneaux, ou dans l’abstraction des panneaux. Nous ne sommes pas attendus sur les panneaux, mais sur la mise en forme globale des espaces. Finalement, je ne sais pas quoi faire du niveau de réalité que les photos m’apprennent ou me font découvrir. Cela peut parfois m’amuser — je le prends comme une sorte de gag car c’est marrant, rigolo —, mais je ne sais pas quoi en faire.
C’est pourquoi j’ai pratiquement arrêté de prendre des photos. Évidemment, au moment de l’arrivée des appareils numériques, je me suis mis à en prendre plus qu’avant, mais j’utilisais ces photos encore moins qu’avant ! Mon ordinateur est encombré de photos qui ne servent à rien !
FP : À travers cette pratique plus qu’ordinaire, en tous les cas qui accorde peu d’importance à l’appareil et au dispositif photographique lui-même, c’est peut-être une pratique du regard qui se met en place. D’après ce que tu décris, il y a un exercice du regard.
DD : Peut-être. En tout cas, cela me semble assez mineur.
J’utilise la photo à un autre moment, c’est-à-dire après le projet. Il s’agit là d’un tout autre travail. C’est clairement un travail de construction photographique du projet à des fins promotionnelles. Les photos de dossiers de référence — comme celle que tu peux voir ici — n’ont pas nécessairement l’ambition de rendre compte des situations réellement produites, mais de valoriser le travail accompli grâce à un abaissement du niveau du plan, une accentuation des effets de perspective, etc., des procédés très classiques qui permettent de rendre une image assez percutante.
FP : Il s’agit alors de produire ce qui avait été produit dans Pages Paysages sur le projet de Saint-Valéry-en-Caux !
DD : Oui, absolument. Je n’ai aucune critique sur cela. En effet, je pense que cela fait partie d’une pratique d’agence absolument normale. On peut le déplorer, mais c’est dans la norme de ce qui se fait, et c’est aussi comme cela que l’on arrive à avoir du travail !
Cela me semble problématique quand la personne qui fait cela n’en est pas consciente, quand elle pense vraiment que ce qu’elle a fait, c’est ça, ce qu’elle montre. Cela veut dire qu’elle n’a plus conscience de la distance entre la réalité et son activité — je ne pense pas que cela soit mon cas !
La photo de chantier : « Cela me fait vraiment battre le cœur »
FP : Qu’en est-il de la photo de chantier ?
DD : Il est vrai que je fais beaucoup de photos de chantier — je n’y avais pas pensé ! J’aime beaucoup la photo de chantier. Cela me fait vraiment battre le cœur.
FP : Pour quelle raison ?
DD : Pour plusieurs raisons.
Il se passe toujours des trucs très beaux et totalement inattendus sur un chantier. Cela donne parfois lieu à la fabrication de situations fortes qui ne perdureront pas. Par exemple, j’ai réalisé un parc au nord de Lille sur un terrain très argileux. Le terrassement de grandes allées a donné lieu à une remontée de nappe dans les fonds de fouilles. Tout à coup, nous nous sommes retrouvés avec un paysage traversé par de grandes lignes d’eau où le ciel se reflétait. C’était une beauté photographique et en l’occurrence, j’ai pris la photo. Pourtant, je savais que ce que j’allais montrer n’avait rien à voir avec ce qui serait finalement produit.
Quel est le statut de cette photo-là ? Est-ce un statut documentaire, pour garder une trace, un souvenir du chantier ? Peut-être un peu. Mais je pense que d’autres choses se jouent là, que je n’ai jamais cherché à démêler. Je me suis surpris à récupérer une de ces photos pour la mettre dans le dossier de référence. La personne qui aurait vu cette photo aurait pu se dire que ces grandes lignes d’eau existaient effectivement dans le projet. Mais elles n’ont existé que pendant un mois et n’étaient pas voulues au départ ! J’ai trouvé cela tellement beau que j’ai été tenté à un moment d’en faire une image du projet, ce qui était un véritable mensonge. Finalement, je ne l’ai pas fait !
(Rires.)
Ce que donne à voir la photo de chantier : « À ce moment-là, je retrouve des sentiments que j’ai éprouvés en faisant le dessin du projet »
FP : En quoi cette photo parle-t-elle du projet ?
DD : Tu sais bien que c’est là ma marotte : le projet n’est pas tellement ce que l’on a voulu, mais plutôt ce qui vient. C’est plus quelque chose qui se joue dans l’induit que dans le produit. Ces événements-là parlent peut-être d’une potentialité du lieu que je n’ai pas activée et que je regrette souvent. Je découvre des choses au cours du chantier et j’ai envie de revenir en arrière.
FP : La photo rend-elle compte de ce qui advient ?
DD : Quand je prends ce genre de photos, je pense à un élan d’artiste qui photographie une situation momentanée dans le paysage, situation qu’il a construite, qui n’est pas appelée à perdurer, mais que la photo monumentalise très fortement. Mais je ne suis pas un artiste ; cela vient donc d’une façon totalement fortuite.
FP : Ce qui est fort, c’est que la photo donne à voir quelque chose qui advient, qui est pour toi une essence même du projet par rapport à quelque chose qui est. C’est un médium qui permet de rendre compte de cela. Cette définition d’une photo de chantier est très intéressante et inattendue ; on penserait plutôt la photo de chantier comme quelque chose qui documente et en l’occurrence, c’est autre chose. Cela rejoint aussi une dimension très créative de la photographie du paysage. En effet, un photographe qui réalise une photo de paysage fait advenir du paysage là où il n’y en a pas forcément. En tous les cas, il a cette capacité et c’est quelque chose que l’on peut rencontrer.
DD : Il est vrai que cela m’arrive beaucoup. Pendant le chantier, un autre moment fort est celui où l’on pose les bordures. Je trouve qu’une bordure posée à vide est magnifique. Elle dessine la ligne, elle est posée ; il y a simplement le solin en béton qui vient bloquer la bordure, mais on n’a pas encore semé les gazons d’un côté, on n’a pas encore installé les fondations pour l’allée de l’autre. Il y a donc un effet très graphique, très tranchant dans le paysage, et je trouve cela magnifique. Je prends donc la photo le cœur battant car je trouve cela superbe.
À ce moment-là, je retrouve des sentiments que j’ai éprouvés en faisant le dessin du projet. Il y a toujours un écart entre l’intention de départ, qui est toujours fulgurante, qui réclame une sorte de pureté et ensuite, son développement, qui se charge de complexité et où l’on perd un peu de cette pureté-là. Peut-être que ces moments de chantier donnent à lire cela.
FP : Tu dis : « le cœur battant ». Cela veut dire que tu y es complètement et que le corps est complètement impliqué dans ce moment, quand tu prends une photographie de chantier où quelque chose du projet se donne à voir.
DD : Le corps, sans doute, parce qu’il faut quand même bien y aller !
(Rires.)
Le cœur battant, c’est au sens exact du terme, c’est-à-dire que cela me fait vraiment battre le cœur. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de très beau, de très grave, unique et éphémère qui se passe là, et qu’il faut absolument le capter maintenant.
FP : Et dans l’après, que deviennent ces photos ? Les légendes-tu ?
DD : Non. Elles sont dans les cartons à la cave. On n’en fait strictement rien !
La photo aérienne : « J’utilise la photo aérienne pour compléter mon information »
FP : Tu n’as pas évoqué la photo aérienne alors que tu l’utilises.
DD : Un peu. Je suis plus sur les cartes IGN que sur les photos aériennes. Je fais le fond de plan à partir de mes relevés, plus la carte IGN, plus généralement un fond cadastral. J’utilise la photo aérienne pour compléter mon information sur des données telles que l’emprise au pied des arbres. Quelques informations viennent bien par ce biais. Sinon, j’utilise assez peu cela. Je ne fais jamais un projet sur photographie aérienne par exemple. Cela ne m’est jamais arrivé et je ne vois même pas comment cela est possible. Les étudiants s’évertuent à faire cela mais…
FP : Les agences qui travaillent à l’international et qui font des projets sur des terrains où elles ne sont jamais allées doivent savoir comment faire !
La collaboration avec Sabine Ehrmann : « En fait, ce qui fait d’abord le sens de ce travail, c’est une amitié »
FP : Alors, venons-en à ce travail avec Sabine Ehrmann. Il s’agit d’un projet de recherche. Êtes-vous en situation de projet au sein de ce projet de recherche ? Peux-tu planter le décor afin que nous sachions un peu plus ce qu’il en est ? Comment la collaboration avec Sabine Ehrmann s’est-elle construite ? Quelle est la place de Sabine Ehrmann dans ce projet de recherche ?
DD : C’est très compliqué. Je sais que Sabine Ehrmann a beaucoup de mal à trouver sa place. Elle me demande souvent de lui expliquer cette place, et j’ai bien du mal à le faire.
Cette recherche porte sur un objet technique qui est le talus infrastructurel. Elle se propose de considérer cet objet non plus en tant qu’objet technique mais en tant qu’objet approprié par toutes sortes d’attentes sociales qui peuvent être de nature environnementale, de nature loisirs et promenades, espaces publics, demande de cadre de vie. Il s’agit de faire une sorte d’état des lieux de ce territoire de l’Eurométropole que nous avions choisi en fonction de sa représentativité. En effet, il s’agit d’un carrefour autoroutier très important ; l’urbanisation y est très diffuse : on a donc de très nombreuses interfaces villes-infrastructures.
J’ai tout de suite demandé à Sabine Ehrmann d’intégrer l’équipe, ce qu’elle a immédiatement accepté. Mais je pense qu’elle a un peu signé à l’aveugle parce que je n’avais pas clairement défini sa mission. En fait, ce qui fait d’abord le sens de ce travail, c’est une amitié : j’avais envie de travailler avec Sabine Ehrmann, et je pense qu’elle avait envie de travailler avec moi. C’était déjà tout simplement une occasion de le faire.
L’attente inexprimée : « ce qui m’intéressait, ce n’était pas tellement les photos qui allaient en ressortir, mais plutôt ce qu’elle me dirait des conditions dans lesquelles elle les avait prises »
DD : Je me suis rendu compte qu’il y avait effectivement pour elle une difficulté à comprendre l’objectif. La question qu’elle me posait était la suivante : « Qu’est-ce que tu attends ? » L’attente qu’elle pensait que j’allais exprimer, et que je n’ai pas exprimée, était une attente d’artialisation par la photo de cet objet qu’est le talus, c’est-à-dire produire un reportage photographique qui montre que ces talus sont beaux. Ce n’était pas mon propos : je n’attendais pas cela.
J’attendais vraiment une mission photographique. C’est d’ailleurs ainsi que je lui ai présenté les choses. Je lui ai dit : « Il n’y a pas de cahier des charges. La seule chose que je te demande, c’est de partir à l’aventure à partir de quelques terrains choisis. Tu pars avec ton appareil photo et tu photographies comme cela te vient ».
J’avais été guidé vers cette idée par un article qu’elle avait écrit dans les Carnets du paysage en hommage à son père, et qui parle de la question de l’horizon dans la photo en réfutant finalement l’importance de celui-ci. Il me semblait qu’il était assez intéressant, pour aborder la question du talus, d’imaginer une photo qui se débarrasserait de la question de l’horizon, qui ne chercherait pas à installer des espaces, des profondeurs, qui se libérerait d’une espèce de cadre préformé de prise de vue qui est peut-être celui qu’on associe à l’idée de paysage pour partir à l’aventure dans le talus. En effet, il est très difficile de partir à l’aventure dans le talus, parce que c’est à la fois touffu et en pente.
L’idée que j’avais mais que je n’ai jamais exprimée parce que je ne voulais pas l’influencer… ce qui m’intéressait, ce n’était pas tellement les photos qui allaient en ressortir, mais plutôt ce qu’elle me dirait des conditions dans lesquelles elle les avait prises, ce qu’elle me dirait vraisemblablement des situations d’inconfort dans lesquelles cela l’avait placée. Certains envoient des robots sur Mars pour voir comment c’est : je me suis dit que j’allais envoyer une photographe pour aller voir comment c’est. Moi, quand je vais sur les talus, je sais ce que je cherche. Ma promenade est donc complètement dirigée par mon objectif. Quant à elle, je l’envoyais là sans objectif et en l’autorisant à aller dans le talus mais aussi à s’en éloigner quand c’est trop compliqué — je lui ai dit qu’il ne fallait pas que ce soit une souffrance —, et à se laisser capter et attirer par des éléments qui sont peut-être très loin du talus pour ensuite y revenir. Elle avait tout de même le talus comme conducteur, mais elle s’est laissée divaguer. Je me disais qu’en la laissant opérer ainsi, de façon un peu libre, les conditions de figurabilité de ces talus apparaîtraient. En tout cas, il s’agissait de l’esquisse de quelque chose de cet ordre.
Cela a marché en un certain sens. En effet, sans que je le lui ai demandé, elle a fait des cartes de ses itinéraires. Cela m’a beaucoup intéressé de voir comment elle s’était spontanément positionnée, rapprochée, éloignée, etc.
Les images produites : « Quand j’ai vu ça, j’ai été scotché ! »
Après, il y a les images. Je les trouve magnifiques. Quand j’ai vu ça, j’ai été scotché ! J’ai vraiment pris conscience du fait qu’être photographe, cela veut dire quelque chose, et que tout le monde n’est pas photographe. C’est de la pure magie pour moi ; je ne sais pas comment on fait ça, je ne comprends pas. Les photos sont toutes très belles, très justes ; elles me parlent toutes de ce que je vois aussi mais elles portent mon regard plus loin.
Nous avons fait un travail d’exploitation de cette mission photographique, qui a consisté à envoyer une sélection assez importante de photos — une cinquantaine — à chaque membre de l’équipe de recherche, qui est une équipe assez pléthorique, en demandant de légender les photos sans aucune consigne. Le but du jeu était de voir comment chacun réagissait et s’il y avait des récurrences, des continuités dans les jugements exprimés à travers les photos, si certaines photos suggéraient plus de commentaires que d’autres ou des commentaires de telle nature, très localisés ou au contraire très abstraits, des commentaires renvoyant à des émotions ou étant très factuels.
Elle a partiellement analysé ce travail, ce qui lui a permis de parvenir à quelques conclusions. Cela mériterait évidemment d’être poussé plus loin.
Là aussi, ce qui est espéré, c’est de définir des conditions de figurabilité. Dans quelles conditions ces talus peuvent-ils devenir un objet visuel valable en soi ?
Sur le terrain : « Chacun y est allé séparément »
FP : Êtes-vous allés ensemble sur le terrain ?
DD : Non, jamais.
FP : Chacun y est allé séparément. Cette dissociation était-elle importante ?
DD : Pour moi, c’était fondamental. J’étais convaincu que si nous y allions ensemble, elle me suivrait, ou que je me sentirais observé par elle. Or, je ne voulais pas devenir l’objet de ce travail.
FP : Cela fait donc partie d’une sorte de protocole. Cela fait partie de ce que tu appelles la mission au sens de la DATAR, c’est-à-dire que tu donnes finalement une carte.
DD : Oui. Ça fait classe, non ?
(Rires.)
FP : Oui, c’est bien.
Cela montre que la mission de la DATAR a des tas de prolongements, d’effets multiples parfois très ténus.
J’interrogerai Sabine Ehrmann pour savoir ce qui s’est passé sur le terrain, comment elle s’y est prise, etc.
Sur le terrain donc : « Elle a beaucoup souffert ce jour-là »
FP : Quand tu vas sur le terrain, peux-tu me dire comment tu regardes ces talus ? Par ce projet, tu veux tout de même leur restituer un statut d’objet paysager. Comment la visite sur le terrain est-elle reliée à cette intention ?
DD : Oui, il y a forcément un lien. Je n’ai pas une manière de circuler, mais plusieurs, essentiellement deux.
La première, celle que j’ai mise en œuvre lors de la première phase de ce travail, qui était une phase de pré-inventaire — prendre la mesure des lieux et de la diversité des situations —, était donc un déplacement le long des infrastructures ou depuis l’infrastructure.
Pour la voie d’eau, je l’ai fait en péniche ; j’ai fait un reportage photographique complet avec un protocole complètement opaque et rigide, dans l’axe du canal, en essayant de donner une sorte de restitution optique des choses, un peu comme dans un story-board.
Pour les autoroutes, il est très difficile de prendre des photos, surtout très dangereux ! Par contre, nous avons fait un film avec Sabine Ehrmann. Nous avons parcouru tout le réseau autoroutier pendant quatre heures : je conduisais, et elle filmait. Elle était toujours tentée de tourner la caméra quand elle voyait quelque chose sur le côté qui prenait tout à coup une espèce d’importance ; je lui disais : « Non, je suis désolé, mais c’est comme ça ! Nous sommes Google Street et rien d’autre ! » Elle a beaucoup souffert ce jour-là.