Emmanuelle Blanc

« Immerger le public dans des lieux »

Photographe autodidacte, Emmanuelle Blanc est architecte de formation (Écoles nationales supérieures d’architecture Paris Tolbiac et Belleville, Université Laval à Québec).
De 2011 à 2013, elle a produit la série Cartographie d’une extrême occupation humaine : une recherche photographique sur les paysages hybrides de l’Anthropocène dans les Alpes françaises. Elle s’inscrit dans le projet utopique et collectif : France(s) Territoire liquide qui sera exposé à l’automne 2017 à la BNF « Paysages Français, une aventure photographique (1984-2017) ».
Depuis 2008, elle est membre de l’agence coopérative de photographes Picturetank.
Elle expose régulièrement : 59ème salon d’art contemporain de Montrouge, Institut français de Düsseldorf, Musée Malraux du Havre, Leoti à Bruxelles, Galerie La chambre claire à Annecy, Institut finlandais à Paris, Transphotographiques de Lille, Commune Image à St Ouen…et elle a participé à des ouvrages sur les œuvres d’architectes majeurs (Jean Nouvel, Alvar Aalto).
Différentes institutions lui commandent des campagnes photographiques : le Muséum national d’histoire naturelle, la ville de Saint Ouen sur son patrimoine architectural, le rapport d’activités du musée d’Orsay. Des agences d’architecture la sollicitent : les Ateliers Jean Nouvel, C. de Portzamparc, C.-H. Tachon, C. Vergély, E. Lapierre, F. Mercier, Tekton…
Et quelques agences de paysage (Paula paysage, Champ libre et Gautier-Conquet) font également appel à elle.
Ici, nous avons souhaité l’interroger sur les photographies qu’elle réalise pour des paysagistes. Cet entretien avec la photographe est complété par un entretien avec la paysagiste Alice Roussille de l’agence Paula paysage.

Entretien de Emmanuelle Blanc avec Sonia Keravel, Paris, mars 2016.

 

Figure 1
Cartographie d’une extrême occupation humaine n°2 Altitude 2330m.
© Emmanuelle Blanc

« Envisager la commande avec une aspiration à la liberté »

SK : Tu travailles parfois pour des paysagistes qui te passent commande. Comment ça se passe ?
EB : J’ai toujours envisagé la commande avec une aspiration à la liberté la plus grande possible pour moi. C’est probablement la raison pour laquelle la photographie de commande n’est pas mon activité principale. Financièrement c’est un petit peu dangereux car mes photos ne sont pas spécialement formatées pour les revues, la presse.
Je préfère travailler avec des agences dont j’aime le travail et qui apprécient mon regard, parce que justement je vais pouvoir rester libre et en même temps mettre en valeur quelque chose qui me touche. C’est pour ça que j’ai ce rapport à la commande.

SK : Il me semble que souvent les paysagistes attendent un regard d’auteur de la part du photographe. C’est en tous cas ce qu’apprécie Alice Roussille dans ton travail.
EB : Oui, ce n’est pas pour rien qu’on travaille ensemble ! Les agences qui me font confiance sont des agences qui ont confiance en leur travail et qui sont aussi aptes à le lâcher. Ce sont des agences qui me demandent de les surprendre, d’amener autre chose, de décaler le point de vue qu’elles peuvent avoir sur leur projet, d’amener un regard subjectif.
Avec les agences qui ont en tête le dessin en perspective du concours et qui attendent que je fasse exactement cette même image en photo, c’est plus compliqué. En fait, entre le fantasme qu’on a du projet et l’image possible sur le terrain, il y a souvent un monde.
Mon travail reste au service du projet. Mais je vais voir aussi d’autres choses, des choses que les concepteurs ne m’auront pas forcément expliquées, parce qu’ils ont leur propre vision. Je suis attentive à leurs intentions et après j’ai mon regard et on vient aussi me chercher pour ça. Mon regard critique. Je garde des réflexes de conceptrice d’espace : dans un lieu aménagé, je vais chercher le dessin et le dessein, les intentions, les lignes, les directions qui sous-tendent le projet, les détails aussi (soignés ou non).
Il arrive souvent qu’on me donne carte blanche.
Pour moi, l’enjeu c’est de rencontrer des gens qui ont envie d’expérimenter avec moi et avec qui il peut y avoir un échange. Avec Alice, on va plus loin qu’uniquement photographier des projets finis. Pour le travail La carte Paris Métropole Paysage, par exemple, la photo faisait partie du projet.
Photographier le projet une fois qu’il est fait, si le projet m’intéresse, il y a un enjeu : il faut arriver à le transmettre en deux dimensions, mais c’est encore plus intéressant quand la photographie arrive en amont, faisant partie du processus de projet.

« Prendre le temps »

SK : Comment les choses se déroulent pendant une commande ? Est-ce que les paysagistes te présentent leur projet avant que tu ailles les photographier ?
EB : Oui, on en parle par téléphone, si nous n’avons pas le temps de nous voir. Je leur demande pas mal de documents : les plans (du plan masse aux détails, les perspectives…) J’aime bien avoir un plan ne serait-ce que pour savoir comment le soleil va bouger et quels seront les meilleurs moments pour aller sur place. Je leur demande de m’expliquer le projet, leurs intentions, et ensuite j’y vais.
Quand je le peux, je photographie au moyen format en argentique car ça me permet d’être lente. J’aime être lente pour réfléchir à chaque image, je me pose vraiment avant de faire les photos. C’est compliqué avec le paysage parce qu’il ne faut pas venir tout de suite après la fin du chantier. Mais trop longtemps après, le projet peut avoir été modifié par rapport aux intentions des concepteurs, comme, par exemple, l’ajout de grillages, de barrières non prévus au départ.

SK : J’allais t’en parler. Fais-tu une différence entre des situations de commande pour des architectes et pour des paysagistes ?
EB : Pour l’architecture c’est bien d’être là au moment de la livraison parce que tout est fini, rien n’est encore trop investi ou dégradé. C’est intéressant aussi de venir plus tard pour voir comment ça évolue, de quelles façons les usagers se l’approprient. Et en paysage ça dépend, pour le tramway T2 à la Garenne Colombes, j’ai pu photographier assez vite parce que c’est assez minéral mais c’est bien aussi de revenir.
En général, pour les projets de paysage, il faut laisser au végétal le temps de commencer à se développer. En fait, un projet de paysage n’est, par nature, jamais terminé, mais plutôt en changement perpétuel : les saisons lui donnent des visages très variés, mais surtout son développement en fait un « objet » en perpétuelle évolution…Souvent les architectes ou les paysagistes seraient capables de faire eux-mêmes des photos pour communiquer sur leurs projets. Mais ils ont rarement le temps. Je pense qu’une des valeurs du photographe c’est aussi de prendre le temps. J’ai commencé à travailler en diapo. C’est très exigent car très sensible aux écarts de lumière et du coup je travaillais exclusivement le matin tôt (deux à trois heures au lever du soleil) et le soir au crépuscule. Du coup, l’été mes nuits étaient un peu courtes ! Certains photographes travaillent vite et quelle que soit la météo. J’explique tout le temps aux concepteurs que je dois faire avec les contraintes météo, je ne sais pas faire comme ça. Ça coûte de l’argent, parce que il faut que je me rende disponible. Je ne prends pas quinze commandes en même temps. Ça, ça justifie le travail du photographe. S’il faut attendre que le nuage soit passé, j’attends, l’architecte ou le paysagiste aura moins de temps.

« Expliquer le projet »

SK : Pour toi, la commande, c’est forcément valoriser le projet ? 
EB : Oui, j’essaie de trouver ce qui me plaît. C’est le valoriser, mais c’est aussi surtout l’expliquer. Je ne me dis pas « je vais le rendre joli », plus joli qu’il n’est. Je le prends comme il est et je l’explique. Il faut vraiment rentrer dans les images et regarder. Ce qui se passe hors champ est toujours un peu suggéré. Ce sont des images qui ne sont pas forcément faciles. Elles expliquent mais il faut prendre le temps de se plonger dedans.
Je mets en valeur les choses dans le sens où j’essaie de faire des images convaincantes. Il faut que l’image soit bonne mais si je suis en face de quelque chose d’un peu dur, je le laisse dur.

SK : Quand tu photographies un projet, y a-t-il des choses que tu vas nécessairement montrer comme le contexte, les usages… ou bien à chaque fois tu t’adaptes au lieu, tu te fies à ton expérience ?
EB : Il y a des choses que je me force à faire. En général, je le fais au début parce qu’après je me laisse emporter. Le contexte, faire des photos d’ensemble, situer le projet dans son environnement, même si celui-ci n’est pas particulièrement exceptionnel…puis je suis très vite dans l’ambiance, happée par le lieu.
Je travaille au moyen format 6×6 dès que je peux, avec un trépied. Vraiment de façon très posée. Du coup j’ai souvent des cadrages très construits, parfois trop. J’ai essayé de changer un peu ça, parce que, à force, je m’ennuyais dans mes photos : c’était trop construit, trop réglé, un peu trop composé, voire rigide. Mais j’aime bien prendre le temps de regarder ce qui se passe dans tous les coins de l’image. Tout ce qui est montré ou exclu est décidé.

SK : Peux-tu expliquer cela à propos du projet de Vitry par exemple 
EB : Là c’était un petit peu compliqué parce que les abords n’étaient pas finis. Il y avait encore des choses de chantier, des barrières, des tas de sable. C’est pour ça que les photos ont assez souvent très peu de ciel, c’est le travail du sol qui est montré, sauf quand on est de l’autre côté, là, en regardant la Seine. Je montre comment elles ont réussi à cacher la route tout en disant « il y a une route », on garde le rapport à l’eau parce qu’il y a ce bâtiment paquebot laissé très visible, on n’a pas planté devant, mais on installe un petit écran juste pour amortir la présence des voitures. Cette façon de lire le paysage je l’ai apprise avec Pierre Louis Falloci, entre autres, lorsqu’on a travaillé sur les parcs de Meudon et de Vaux le Vicomte. Les systèmes de mouvement de sol pour créer des effets de surprise, cacher des éléments du paysage, j’y suis sensibilisée, donc je vais les montrer quand ils existent dans un projet. J’ai aussi beaucoup appris à lire un territoire, ses différentes échelles, avec Alexandre Chemetoff, qui a aussi été un de mes professeurs en architecture. 

« Me rapprocher le plus possible de la vision de l’oeil »

SK : Qu’est-ce qui caractérise tes photos de projet ?
EB : En fait une caractéristique principale c’est que je n’utilise quasiment jamais de grand angle. Donc il faut souvent plusieurs images pour montrer quelque chose d’un peu vaste.
Ce que je cherche toujours à montrer c’est la sensation qu’on a quand on traverse un lieu, quand on est quelque part. J’essaye donc tout le temps de me rapprocher le plus possible de la vision de l’œil. Quand l’espace n’est pas très grand, un espace moyen, j’utilise un 50 mm et quand c’est un grand paysage, je vais rapprocher les lointains, le « compacter », je vais prendre une longue focale, parce que quand on regarde avec nos yeux un paysage immense de montagne, ce qui est loin, on le voit quand-même beaucoup plus proche.

SK : Avant de faire les photos, tu repères les lieux ?
EB : J’aime bien la spontanéité de la première fois. En tous cas, c’est rare que j’aille en repérage avant. En fait on n’a jamais deux fois la même chose. Et souvent, les premières sensations, les premières images qu’on voit, si on ne les fait pas tout de suite, on n’arrive pas à les refaire. C’est vraiment souvent la première impression qui est bien. Mais il peut aussi m’arriver de retourner dans un lieu pour avoir une meilleure lumière.

SK : Est-ce que tu recherches un peu systématiquement à avoir des vues d’ensemble depuis un point de vue un peu plus élevé ?
EB : Je fais très peu de photos en hauteur. Il y en avait une pour la place Otina à St Priest. Mais elle est un peu seule dans ma production. En paysage ça peut être important de prendre de la hauteur. Si l’espace peut être vu de haut, c’est important de le photographier de haut, mais si ce n’est jamais le cas, ce n’est pas forcément nécessaire de l’expliquer de haut. Il y a les plans masse pour ça. Quand je montre ce point de vue de haut c’est parce que le point de vue en hauteur est facile à avoir, donc il existe. En bref, je fais le choix de ne pas utiliser de drône.
Pour moi, c’est vraiment la sensation qui est importante et l’expérimentation physique, avec le corps. Le corps même s’il n’est pas tout le temps présent, il y a des traces de son passage, comme l’usure … l’endroit où je me situe quand je prends la photo est une place d’usager. Celui qui regarde la photo, du coup, il est là, dans le projet. Je pourrais être derrière l’épaule de quelqu’un.

« Expérimenter physiquement, arpenter, ressentir avec le corps »

SK : Quelle est la place des usagers dans tes photographies de projet ? Y a-t-il systématiquement des personnages dans les images que tu livres ?
EB : S’il y a des usagers dans mes photos, c’est souvent pour renseigner sur l’échelle du lieu. Mais généralement, il y a peu ou pas du tout de personnages dans mes photos. Gabriele Basilico disait qu’il n’y avait jamais personne sur ses images parce que le sujet de son travail c’est l’espace et que, s’il y a quelqu’un dans une image, le sujet devient cette personne, même si elle est petite. Donc il faut arriver à lui laisser de la place parce qu’elle renseigne sur les usages, sur la façon dont le corps peut être dans l’espace, mais il ne faut pas que ça devienne le sujet. C’est un dosage un peu compliqué.

SK : Tu peux expliquer cela à propos du projet de Vitry?
EB : Dans les photos de Vitry, la petite fille, je ne sais pas si c’est le sujet, elle est floue. Elle a une présence, mais en même temps pas complètement là, donc pour moi, elle ne prend pas toute la place. C’est le mouvement, l’usage de cet endroit, qui sont importants. Le fait qu’on est un peu surélevé. Là mon point de vue est légèrement en dessous, donc on sent qu’on est surélevé. Si on avait juste les éléments construits, on ne raconterait pas autant de choses.
En fait, dans mes photos j’essaie de faire en sorte qu’on ressente les mêmes sensations que pendant la visite. Même si c’est impossible de rendre véritablement l’espace en photo. Parce qu’il n’y a pas le mouvement de la déambulation et de la découverte, mais j’essaye de faire ça, de ne pas tricher. Après, quand il le faut, on triche un peu, on ne montre pas les palissades et les tas de sable. Mais c’est important que physiquement on ressente le lieu.

 

 

Figure 2
Cartographie d’une extrême occupation humaine n°6, Altitude 1790m.
© Emmanuelle Blanc
Figure 3
Cartographie d’une extrême occupation humaine n°3, Altitude 3460m.
© Emmanuelle Blanc
Figure 5
Square Charles Fourier, Vitry-sur-Seine, projet Paula Paysage
© Emmanuelle Blanc
Figure 6
Jardins Passagers, Parc de la Villette, Paris, Projet de Champ libre urbanisme et paysage.
© Emmanuelle Blanc
Figure 4
« Paris Métropole paysage », projet Paula Paysage
© Emmanuelle Blanc

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