« L’observatoire photographique du paysage, un terrain de jeu »
Geoffroy Mathieu est photographe, diplômé de l’École nationale de la photographie d’Arles en 1999. Il vit à Marseille et poursuit une œuvre personnelle à travers des séries telles que Matière noire ou Canopée qui interrogent par la photographie des notions contemporaines issues d’autres domaines disciplinaires. Les séries sur les villes et les territoires sont produites dans le cadre de résidences ou répondent à des commandes publiques.
Bertrand Stofleth, photographe, est lui aussi diplômé de l’École nationale de la photographie d’Arles, en 2002, suite à une formation universitaire en histoire de l’art. Il vit à Lyon. Ses travaux portent sur les modes d’occupation du territoire et les paysages appréhendés dans leurs usages et leurs représentations. Avec Rhodanie (2007-2015), il construit une iconographie du quotidien intégrant les différents aménagements et usages d’un fleuve.
Ensemble ils réalisent plusieurs observatoires photographiques du paysage, l’un au sein du PNR des monts d’Ardèche depuis 2005, l’autre pour une communauté de commune de la vallée de l’Hérault depuis 2010. Enfin, dans le cadre de Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture, il ont proposé un observatoire photographique du paysage depuis le GR 2013 : Paysages usagés (2012-2022) qui a reçu le soutien du CNAP au titre de la commande publique.
Leurs travaux donnent lieu à de nombreuses expositions. Ceux sur les observatoires photographiques du paysage ont été exposés aux rencontres d’Arles en 2012. C’est avec la série Paysages usagés qu’ils contribuent à l’action collective France territoire liquide (FTL), exposée au festival Transphotographique, au Tri postal à Lille (2014).
Outre les observatoires photographiques du paysage, leurs travaux en cours, Le mur à pêche (Geoffroy Mathieu) ou La vallée (Bertrand Stofleth, et Nicolas Giraud) poursuivent une interrogation sur les paysages qu’engendrent nos territoires contemporains.
Entretien de Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleth avec Frédéric Pousin et Jordi Ballesta, Marseille, 26 septembre 2014, inédit.
Entretien de Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleth avec Frédéric Pousin, 9 juin 2015, inédit.
La part du paysage : « Le paysage a fini par prendre une place importante, par passion aussi, par mode de vie, par goût de découverte des lieux, (…) »
FP: Considérez-vous que toute votre production est dévolue au paysage, ou que le paysage ne concerne qu’une partie de votre production ? Comment en êtes-vous venus à travailler sur le paysage ?
GM : Pour moi ce n’est qu’une partie, mais c’est la partie visible de l’iceberg, et la partie la plus facile à travailler, à montrer, parce qu’elle est thématisée, géographisée. Il y a des interlocuteurs, des financeurs, c’est plus facile à mener. J’ai une autre partie plus personnelle dans laquelle il peut y avoir des paysages, mais pas seulement, dans laquelle je ne me pose pas la question du paysage, de la représentation du paysage. Le paysage a fini par prendre une place importante, par passion aussi, par mode de vie, par goût de la découverte des lieux, de connaître à fond un espace. Mais le paysage n’est pas ce qui structure mon envie de photographie, ça en fait partie. Je peux aussi être à l’initiative de ces projets (comme le GR), ce ne sont pas uniquement des travaux de commande. Ce sont des projets plus faciles à faire éclore, qui ont plus de résonance, et qui peuvent être rémunérateurs… Mais ce n’est pas ma motivation. Je ne me définis pas uniquement, simplement et totalement comme photographe de paysage.
BS : C’est un peu différent. Je suis plus sur les questions de paysage et de représentation. J’agis en tant qu’artiste sur un territoire comme aire de jeu et d’exploration et, à partir des enjeux découverts, je traite de la question du paysage ; c’est mon angle premier d’attaque, mais je n’exclus pas d’autres façons de travailler sur un lieu. C’est une histoire de pratique et de rencontres personnelles avec la représentation. J’ai fait des études d’histoire de l’art et suis très imprégné de la peinture d’histoire et de paysage, toutes ces représentations m’ont nourri. Ça vient aussi beaucoup du temps de l’enfance, de voyages dévolus à regarder des espaces et à se demander comment on en est arrivé là ; c’est quelque chose qui m’a toujours fasciné. Dans tous les travaux que je mène, j’en reviens toujours un peu à cette question là : ce territoire s’est constitué de la sorte en paysage, et comment est-ce que je peux jouer là-dedans : de l’ordre de la représentation à nouveau (comment je me positionne dans ma pratique par rapport à ce qui a eu lieu avant et ce qui est à l’œuvre maintenant).
L’expérience du terrain : « Pour moi c’est un exercice du regard qui se fait avec ou sans appareil photo »
FP : Le paysage est-il lié à une expérience qui déborde largement la photographie ?
BS : Je ne me balade pas avec un appareil photo neuf fois sur dix ; je décide quand je vais faire des images et c’est loin d’être systématique. Je passe beaucoup de temps à observer, me documenter, m’imprégner de quelque chose, chercher… Dans ma pratique, il y a une prééminence au senti et à la réflexion avant la prise de vue ; ça reste un moment jouissif, de réception, une pratique, mais elle est en général programmée, ou alors c’est un accident prévu. Je me donne une semaine et je fais des images. Le reste du temps je n’ai jamais l’appareil photo autour du cou. Avant d’aller dans un espace, je vais déjà le voir et le parcourir.
GM : Pour moi, c’est un exercice du regard, qui se fait avec ou sans appareil photo. D’ailleurs, je m’aperçois que j’ai de plus en plus de mal à faire des images qui ne sont pas insérées dans un projet ; parfois je vois des images, je pourrais les faire, mais je me dis : elle va dans quelle boîte ? Elle dit quoi ? Elle sert quoi ? Elle est super mais elle est hors projet, donc pas besoin de la faire… J’ai plus souvent l’appareil dans le sac. J’étais beaucoup plus attentif au quotidien avant. Parallèlement à mes travaux paysagers, je mène des séries hybrides dans lesquelles je construis des séries d’images, témoignage de mon rapport au monde et où je tente de comprendre comment fonctionne mon regard. La dernière en gestation s’appelle « Matière noire ». C’est une expérience, une réflexion sur l’acte photographique ; j’essaie de trouver ce qui excite mon regard et stimule mon acte photographique ; je cherche à ce que ces séries soient décontextualisées, « dégéographiées » ; elles se définissent en négatif des catégories habituelles (témoignage, illustration, démonstration, narration). Je tente d’épurer, d’enlever, de prélever, pour ne garder que l’essentiel, juste une photographie de quelque chose. Je m’aperçois ensuite qu’il y a des objets récurrents : architectures, paysages, enfants, poils… mais lorsque je perçois un embryon de récit, ou qu’il y a un lien avec un monde contemporain identifiable, j’écarte. Mon travail s’organise autour de ces deux polarités, entre des séries où j’essaie d’épuiser l’image de toute forme de documentaire et de géographie (tout en en gardant les attributs) à des projets d’observatoire du paysage qui ont des protocoles très contraignants et où les images sont absolument géolocalisées.
BS : À la différence des observatoires, j’ai d’autres terrains de prédilection où je reprends une liberté par rapport au protocole, pour me mettre d’autres contraintes. « Rhodanie », c’est un travail fait intégralement avec un camion et une nacelle, un travail qui demande de stabiliser la machine, la déployer, rencontrer les gens, des habitants des lieux, tout un travail qui allait vraiment vers autre chose. Je suis actuellement sur d’autres projets, plus sur une forme de road-movie, j’arpente le territoire avec l’option cruise-control activée du véhicule ; on s’arrête à chaque fois que la route l’autorise ou le laisse suggérer. On échappe complètement à des logiques d’aménagement de territoire ; en fait ça en est la résultante, mais c’est une autre façon de l’attaquer, très différente. Dans les observatoires, il y a une collectivité, une définition, des enjeux, etc. Dans « Rhodanie » c’était déjà très éloigné de cela, je suis allé à la rencontre des personnes qui fabriquent ces territoires là et qui, en même temps, m’ont nourri d’une lecture que je n’aurais pas appréhendée autrement. Ensuite, il y a ce dernier projet, où je ne demande rien à personne, c’est du pur ressenti, ce qui n’empêche pas d’être documentaire en amont. Ce sont différentes façons de me saisir de la question.
Les observatoires informels : « proposer autre chose en faisant appel à des artistes »
BS : Dans les villes de Chambéry et de Bron, suite à des résidences, j’ai mis en place des systèmes d’observatoires ; ce qui a intéressé ces deux structures artistiques, c’est que j’interviens sur le territoire, je fais comme un prélèvement, un enregistrement, un état des lieux de leur territoire à un moment clef de changements à l’œuvre. J’ai pu le constituer de façon très libre, avec une grande liberté d’action, en évitant le piège d’un témoignage réduit uniquement à ce qui change du fait de la réalisation d’un grand chantier ; à chaque fois je suis allé chercher beaucoup plus loin et ailleurs, en tournant le dos à l’endroit sur lequel tous les enjeux se concentraient (pour Chambéry, la destruction d’un ancien hôpital et la construction d’un nouveau grand centre hospitalier). Toute une partie d’un quartier a été rasée, en termes d’impact sur un territoire, c’est assez fort ; avec tous les enjeux que cela peut avoir dans le cadre d’une résidence aussi : un centre culturel dans l’hôpital a pour mission de commanditer à des artistes plasticiens des œuvres et des créations. Cela vient aussi d’un directeur qui est intéressé par la représentation d’ailleurs le dispositif « Art et hôpital » a participé en partie au financement. C’est souvent un dispositif à destination des patients tandis que là c’est aussi en direction des soignants, des habitants, c’est un centre d’art intégré à ce milieu hospitalier qui a besoin en termes d’image de créer autre chose dans cet espace, proposer autre chose en faisant appel à des artistes ; j’ai donc réalisé un observatoire là-bas et choisi de le présenter sous différentes formes.
Les O.P.P. départementaux : « On a toujours le même tableau : un tableau par entités paysagères (…) la résultante d’un atlas condensé en quatre feuilles A4 »
FP : pouvez vous nous parler des deux observatoires que vous avez faits ensemble, de l’Ardèche et de l’Hérault, pour nous expliquer comment on vous a contactés, comment ça s’est passé ? Ces deux OPP sont-ils équivalents ?
GM : Les deux sont par appel d’offres.
BS : Pour le premier, c’est une amie commune qui avait envie de relancer quelque chose autour de la pratique de territoire (une association avec un projet de territoire) ; elle nous a fait nous rencontrer, elle savait qu’il y avait un appel d’offres d’OPP en Ardèche (commencé en 2005), on s’est rencontré pour aller vers ce projet. Pour celui de la vallée de l’Hérault (commencé en 2010), on travaillait déjà ensemble, on en avait déjà fait un, on avait envie de s’essayer à un nouveau territoire.
GM : On les considère à peu près de la même façon. On a appliqué la même méthode, la même esthétique. On les a abordés plus ou moins de la même manière. L’un a commencé en 2005, l’autre en 2010, et les deux continuent.
BS : Celui de l’Ardèche est plus important, plus conséquent, parce que le territoire est plus grand ; et c’est aussi le premier.
GM : Celui de la vallée de l’Hérault est un peu particulier car il est dans un contexte différent : c’est une communauté de communes qui est dans une démarche d’obtention du label Grand Site de France. Mais ils ne prennent pas cela seulement comme une obligation, ils se sont emparés de l’outil.
Il y a quasiment un tiers des images de l’ensemble qui traite de l’espace bien particulier de l’aménagement du Grand Site ; pour eux c’est une manière de valider leurs efforts, leurs travaux, leur politique paysagère, etc. L’axe est un peu différent.
BS : Il y a un côté plus « pur » dans la forme dans celui de l’Ardèche pour son côté moins dirigé.
BS : En Ardèche on a eu un comité de pilotage très classique, avec une personne du CAUE, de la DDE, des Bâtiments de France, de l’ONF, de la DRAC, deux élus, le chargé de mission du parc, le président, … Mais sur les trois réunions du comité de pilotage, il y a eu quatre vingt pour cent de turn-over… C’est le défaut majeur dans la conduite des OPP, que ce comité de pilotage ne soit pas stable. C’est en effet difficile de réunir les personnes sur des grands territoires comme ceux-ci, de grandes distances, or ces réunions sont indispensables pour la pertinence du projet. En Ardèche, lors du comité de pilotage, on a clairement eu les six entités paysagères référencées, les problématiques…
GM : On a toujours le même tableau : un tableau qui liste les problématiques paysagères par entités paysagères, la résultante d’un atlas condensé en quatre feuilles A4.
Je voudrais revenir sur la différence entre les deux OPP Dans l’Hérault, ils ont eu un geste paysager fort, avec une demande de documentation ; une volonté plus dirigée. Dans celui de l’Ardèche, les problématiques étaient tellement larges et universelles qu’en fait il n’y a pas de validation d’une politique particulière, ou du moins elle ne nous a pas été énoncée particulièrement clairement ; juste rendre compte d’un état du territoire. Les problématiques sont tellement larges, elles pourraient être applicables à d’autres régions, en changeant le nom des entités paysagères, mais globalement la périurbanisation, la publicité en bord de route, la fermeture des paysages, la rénovation des centres de villages… la liste correspond pour beaucoup de régions. Au final il y a assez peu de dirigisme. Au début on a beaucoup flippé, on s’est dit : est-ce qu’on va réussir à documenter cette problématique-là. On s’est rapidement aperçu qu’en faisant des images on tombait dessus. Et donc une sorte de sentiment de liberté…
FP : Comment travaillez-vous ensemble ?
BS : On a redéfini un peu sur chaque projet notre façon de faire. On essaie de nouvelles façons. En Ardèche, on avait chacun nos photos. Comme dans la vallée de l’Hérault, on photographie chacun de notre côté. Le matin on définit en quelque sorte le territoire ; tel endroit, moi je vais par là, toi par là ; il y a vraiment un temps autonome où on est avec nos enjeux. En Ardèche, au tout début on se demandait si on n’allait pas être dans une formule « regards croisés », mais très vite on s’est rendu compte que non, on était dans une grande proximité de regard, de vision sur un territoire, parce qu’on a aussi ça en commun. La nature de nos échanges, notre volonté de rendre compte de la façon la plus juste possible de la nature du lieu, sans éliminer des choses, sans trop faire venir uniquement nos envies en oubliant de regarder ; on voulait vraiment tout voir. Quitte à rendre compte d’un lieu, autant le faire de la façon la plus honnête, avec toute la dimension de subjectivité qu’on essaie d’insuffler, dans l’objectivité en même temps. En ce sens, le travail à deux est très utile ; on voit très vite ce que l’un va avoir tendance à aller chercher ; ça lisse les tics ; ça nous oblige à être beaucoup plus exigeants, ça pousse l’exigence un peu plus loin.
GM : En même temps, ça nivelle les particularismes de chacun.
BS : ça crée une autre entité (on est trois) ; ensemble, on fait des images qu’on n’aurait pas forcément faites en solo ; ça crée quelque chose, dans la série.
GM : On se laisse en général faire nos lubies personnelles.
BS : On a fait différemment pour « Paysages usagés », on avait un appareil photo et quatre mains. On est alors obligé de partager, de discuter chaque photo avant même de la faire.
Regard critique : « Notre regard critique est créatif »
FP : Quel regard critique vous portez sur ces expériences d’observatoire ?
GM : Notre regard critique est créatif.
On peut en parler à propos des « Paysages usagers » du GR ; on a essayé d’infléchir des choses. Si on a été à l’origine de cela c’est qu’il y avait des choses que l’on voulait faire fonctionner différemment… comme penser la médiation en amont.
C’est pour cela qu’on met ces observatoires sur nos sites internet respectifs comme œuvres de notre parcours, c’est parce qu’il y a une réappropriation de l’objet ; on l’emmène ailleurs.
Nous essayons de les faire sortir d’une exploitation analytique ou médiatique sur le territoire, nous essayons de les faire exister en tant qu’œuvre et donc de produire des expositions, des projections comme à Arles en 2012 ou au Bleu du ciel à Lyon.
BS : On avait déjà essayé des choses en Ardèche ; quand on a été invités en 2012 à exposer ce projet-là aux rencontres d’Arles, on a fait une installation interactive sur quatre écrans simultanés sur une longueur de vingt mètres, où l’on entrait ; quatre carrousels faisaient défiler la série de 600 images qu’on a constituée le temps de la reconduction sur les quatre écrans, et un pupitre avec un écran sur lequel il y avait la carte avec les images en vis-à-vis (un peu comme depuis le site internet que nous avons crée ensuite)… Le travail en Ardèche, on a réussi à le tirer ailleurs, pas uniquement en pur objet d’analyse, mais bien comme un œuvre plasticienne, se développant dans l’espace et dans l’expérience de la durée.
GM : Processus d’expérimentation autour de l’objet aussi ; le site internet s’est constitué comme cela parce qu’on a fait l’expérience de la projection aux rencontres d’Arles (entrée carte, entrée vignette, avoir deux images en vis-à-vis, possibilité de zoomer… tout ça provient d’une réflexion sur comment montrer cet objet).