Gérard Dufresne

« Le photographe, un visiteur singulier »

Gérard Dufresne a photographié les projets de Jacques Simon, Michel Corajoud, Jacques Coulon, Alain Marguerit, Gilles Vexlard, Gérard Pénot et de bien d’autres paysagistes maîtres d’œuvre, souvent issus de l’ENSP Versailles. Accompagnant la renaissance de cette profession, les photographies de Gérard Dufresne jouent un rôle très important dans la connaissance et la construction de l’image canonique des paysagistes.

Il a ses premiers émois pour la photographie et les paysages dans le laboratoire et devant les plaques en verre de son grand-père Paul Jacquin, photographe chroniqueur dans la Drôme et en Ardèche.
Dans les années 60, il est tireur noir et blanc « de nuit » à Pictorial service (photographies de Cartier-Bresson, Sieff, Horvat, Charbonnier, Réalités, Magnum…). « De jour », il dort un peu, mais aussi photographie ville, campagne et amis, visite les galeries et approfondit sa connaissance de la photographie.
Dans les années 70, il travaille pour l’AUA, l’Atelier d’urbanisme et d’architecture, et photographie en banlieue les projets d’architecture et de paysage. Il mesure l’apport nouveau de l’intervention paysagiste, sa prise en compte par les architectes, les polémiques. Il ancre encore plus sa propre créativité sur les empreintes, les traces du paysage architecturé par les agriculteurs. Après une mission de deux ans en Tunisie pour un institut audio-visuel et à partir des années 80, il s’implique désormais avec les paysagistes et photographie leurs projets ; il en illustre souvent les publications dans la presse et l’édition. En 1994/1999, il participe à la première mission de l’observatoire du paysage et choisit un itinéraire à Valence qui racontera l’extension « peu maîtrisée » des marges de la ville ouest, d’une zone industrielle et voie de contournement, avec la disparition des vergers et des canaux d’irrigation vernaculaires. Ce travail lui donne l’opportunité de photographier maintes fois le paysage depuis le TGV Paris-Valence et il réalise, en 2005/2009, des expositions et un projet de livre avec Jacques Coulon intitulé « Du train où vont les choses ».

Entretien de Gérard Dufresne avec Marie-Hélène Loze et Sonia Keravel.

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Villeneuve de Grenoble. Projet de Claire et Michel Corajoud, paysagistes. Photographie de Gérard Dufresne.

Le photographe des paysagistes pionniers (années 1970)

MHL, SK : Comment et quand as-tu rencontré les paysagistes, Michel Corajoud ?
GD : Je connaissais Michel depuis 1958 à Annecy. Autour de Littoz (photographe de grande qualité chez qui j’ai appris le métier), nous fréquentions un même groupe d’amis animés d’une intense activité culturelle et militante. Nous avions connu là et retrouvé à Paris Bernard Rousseau, architecte chez qui Michel a travaillé à la fin de ses études aux Arts Déco (il le citera souvent plus tard). Ce temps-là a beaucoup compté pour nous deux et a été, pour chacun à sa manière, très formateur. Rousseau (qui avait travaillé chez Corbu) se documentait avidement, avec des revues spécialisées ou pas, il découpait, mutilait, assemblait les dessins, cartes et photographies ; il constituait une collection de montages qui élaboraient un outil pédagogique sur les espaces, volumes, géométrie, géographie… et sur la photo d’architecture et de paysage.
Peu après, Michel m’a mis en relation avec l’AUA et j’ai connu Jacques Simon à ce moment-là.

MHL, SK : Quels sont les premiers projets de paysage que tu as photographiés ?
GD : D’abord plutôt des « aménagements paysagés » autour des architectures en banlieue de l’AUA : le foyer de vieux à la Courneuve, le centre de loisir d’Air France près de Fontainebleau, la maison Schalit à Clamart, les Arcades à Longjumeau, le centre commercial de Vigneux… Plus tard, le parc de la villeneuve à Grenoble et le parc des Coudrays à Trappes de Corajoud, le parc St John Perse de Simon, le parc du plateau d’Ilex à Champigny, le jardin Caille à Lyon pour Desvignes-Dalnoky, la place M. Thorez à Drancy et la plage de Saint-Valéry-en-Caux de Coulon, la ZAC des Hautes bruyères de Chemetoff à Chatenay-Malabry, la place de la Comédie à Montpellier et le quartier des Molières à Miramas pour Marguerit, les espaces du Mandinet à Lognes pour Vexlard-Vacherot, etc.

Peu de contraintes / regard libre

MHL, SK : Es-tu libre quand tu vas faire tes photographies ou as-tu une démonstration à faire d’une idée de projet ?
GD : Je suis le plus souvent totalement libre et photographie avec mes propres perceptions et intuitions du projet. La plupart des projets proposés me semblent séduisants ! La demande est exprimée au plus simple, en général de manière assez chaleureuse et je comprends vite la liberté qu’il m’est donnée et le rôle, le niveau de mon intervention. J’ai vécu cette époque épique (mes premières commandes) avec enthousiasme. Je me perçois encore aujourd’hui presque comme privilégié, par la qualité des personnes rencontrées (déjà à l’AUA), du travail à accomplir, des thèmes proposés.
Il s’agit de commandes : je dois évidemment faire reconnaître l’idée du projet mais je le fais sans démonstration pédagogique ; comme celle-ci est d’ailleurs le plus souvent très évidente, il est a contrario intéressant de biaiser, de la découvrir par le travers, en étant en somme moins explicite, plus poétique. Introduire même quelques énigmes qui peuvent intriguer et poser question. L’essentiel : faire de « fortes images ». Ce qui ne veut pas dire faire une œuvre, dans le sublime, le pittoresque ou le lyrique ! Donner à voir (comme il est dit aujourd’hui) l’œuvre, le site en singularité mais sans emphase. Porter témoignage et « placer la photographie au cœur de sa spécificité, qui est d’être un acte avant d’être une image, un acte qui propose une découpe de l’espace à partir de matières de sensations » (Serge Tisseron).

MHL, SK : Que connais-tu des projets avant d’aller les photographier ? Que t’en dit le paysagiste ? Te montre-t-il des plans, des coupes, d’autres documents ? Que sais-tu de la démarche, du processus, des intentions du projeteur avant d’aller photographier le projet ?
GD : Il y a des relations avec la question précédente ! Ma connaissance du projet avant de photographier est très variable. Tout d’abord, la parole en direct avec le paysagiste est déterminante car je peux percevoir le degré de son investissement sur mon intervention, l’intérêt qu’il accorde à nos premiers échanges, sa disponibilité. Très rarement la demande est d’ordre documentaire, d’archivage, illustration docile et consensuelle. Le plus souvent le paysagiste s’exprime avec une quasi connivence pour me dire la genèse de sa création, les intentions, les choix qui ont prévalus, et cela sans pression aucune.
Certains me montrent des plans, coupes, dessins et leurs évolutions, abordent les seuils critiques qu’ils n’ont pu contourner (maître d’ouvrage, contexte) ; un discours élaboré, didactique et incitatif, en présence quelquefois d’autres intervenants.
Vouloir aussi parfois me faire découvrir le lieu en le parcourant ensemble – ce que je souhaite et qui s’avère souvent très positif. Mais il m’est arrivé aussi d’entendre sur place un discours enchanteur qui, outre qu’il me laisse perplexe, révèle plutôt une volonté de maîtrise et le souhait d’un certain type d’images !
La plupart sont peu diserts ; ils sont peut-être saturés de tant d’investissement préalable et me font confiance. Ils me donnent presque furtivement quelques plans et textes, comme s’ils ne voulaient pas me contraindre mais me laisser libre avec une découverte, mon interprétation, mon imaginaire.

MHL, SK : Quel est le degré de précision de la commande (nombre de clichés, points de vue précis) ?
GD : Occasionnellement, une insistance sur des prises de vues particulières, certains détails de plantation, de mobilier (rampes, sièges, éclairages). Il n’y a jamais de demande d’un nombre précis de clichés à fournir (chacun sait qu’il vaut mieux privilégier la qualité à la quantité). Je me suis vite aperçu que trop de photographies laissaient le paysagiste comme embarrassé de devoir faire un choix. Je dois le faire moi-même, à la prise de vues ou, plus tard, à l’écran ou à la table lumineuse, avant de présenter mon travail.

MHK, SK : À quel moment ont lieu tes prises de vues : au moment de la conception, pendant le chantier, à la livraison du projet, plusieurs années après ?
GD : La commande a lieu la plupart du temps avant la livraison du projet ou peu après. Le plus souvent lorsque le paysagiste trouve que le projet a atteint sa première maturation spatiale et temporelle. Mais elle peut se faire parfois bien plus tôt, au détriment des plantations encore malingres et des finitions : l’impatience du paysagiste, les insistances des médias, de la communication… et, dans ce cas, la frustration de tous ! Le commanditaire retournera parfois lui-même compléter la séquence dans de meilleures conditions, et ma frustration n’en sera que plus vive !

MHL, SK : Quelle est ta pratique du terrain au moment de la prise de vue (arpentage préalable, itinéraire préétabli, photos spontanées) ?
GD : Je dois évidemment visiter le site avant de photographier. Je le fais une première fois en promeneur-visiteur, m’abandonnant à une tranquille délectation : captation de la mise en scène aménagée, parcours, séquences et transitions ; sans aucune tension vers l’appareil photo, cheminant en « fausse nonchalance ». Tout dépend de l’urgence de la commande mais je souhaite revenir, retraverser, nouveau parcours, et m’inciter à plus d’attention ; tester le bien-fondé du premier regard ; sans trop d’analyse a priori qui pourrait neutraliser l’énergie émotionnelle. Je peux déjà juger de quelle manière jouera la lumière, à quelle heure, à quel endroit, et quel temps serait le plus propice pour raconter l’idée du projet (lumière fondamentale !). Mes travaux personnels sur les paysages m’inciteraient à préférer une lumière grise, uniforme (Cartier-Bresson disait à Pictorial service : « Je veux la lumière de la Loire »), restituant des couleurs plus douces et souvent plus justes ; en tous les cas, à l’opposé du « kitch » et des cartes postales.
« La pratique de terrain » : j’essaye au préalable de trouver quelque points de vue éloignés et haut placés pour saisir le plus possible l’ensemble du site et son contexte.
Je suis d’ailleurs le plus souvent muni d’une échelle pour hausser le cadrage (combien en ai-je oublié derrière un arbre !). Je me confronte dès lors au terrain, m’immerge tout en restant moi-même, et photographie ; un moment en mode reportage, en effervescence ; investigation un peu frénétique, me laissant porter par des sensations et regards multiples, mais en gardant le plus possible un cadrage maîtrisé.
Si les délais le permettent, j’observe ces premières images à l’atelier, fébrile ; je retrouve plus sûrement la géographie et la géométrie de la conception, plus d’attention pour les espèces plantées, certains détails, et je déroule un processus qui devient plus convaincant.
Je procède dès lors à des prises de vues appliquées, le plus sereinement possible ; le plus souvent sans pied, pour plus de mobilité et d’ajustements ; parfois avec un pied, a fortiori de nuit ou si j’utilise un panoramique 6×17.
La plupart des photos en mode horizontal, certaines en cadre vertical. Avec un fort grand angle, le regardeur aura l’impression d’avoir les pieds posés au bord du terrain, en bas de l’image ! Certaines autres au « petit téléobjectif » qui mettra en relation des choses éloignées comme pour synthétiser sur un seul plan une partie des buttes, mobiliers, murets, couleurs…et créer quelques énigmes !
Maints aller et retour, jeux de lumière et de cadrages, les moments propices ! J’attends souvent le cheminement de quelques promeneurs, j’observe leur découverte et leur pratique du lieu ; ils le vivifient et donnent l’échelle ! En plus grand nombre, ils peuvent par contre devenir le sujet même de la photographie, avec un surcroit anecdotique qui troublera une lecture du paysage, qu’il faut dépouillé d’artifices, se suffisant à lui-même, paisible.
Le demandeur apprécie parfois (comme si cela devait justifier son projet) la présence de visiteurs, de « figurants », en grand nombre si possible (j’ai vu des photographies de jardins/parcs faites lors de l’inauguration et publiées !).

Le travail du photographe sert à redécouvrir le projet

MHL, SK : Es-tu d’accord avec l’idée que tes photos font plus que documenter et communiquer sur le projet, qu’elles tiennent un discours sur le projet, un propos qui influence les paysagistes et leur production par la suite ?
GD : Je suis bien sûr convaincu que les photos d’un projet n’existent pas uniquement pour l’illustrer, le documenter et communiquer (cela arrive rarement). Le paysagiste, « fotografiant » lui-même aujourd’hui (comme l’écrivait Jacques Simon qui « fotografiait » beaucoup), est soucieux de sa propre perception et il attend avec impatience le regard du photographe pour ré-observer et parfois re-découvrir ce qu’il a scénarisé et son appropriation par le public. À la fois très extérieur à la conception et impliqué par la commande, je suis un témoin privilégié, un « visiteur singulier », auteur d’un témoignage qui confronte le paysagiste à l’idée qu’il a de son œuvre, à ses doutes ou certitudes ; qui pousse à remettre en discussion avec les collaborateurs, assistants, étudiants, la légitimité de tel ou tel choix ; terreau de réflexion, d’analyse critique. Le recul, la distanciation que permet la photographie sur le sujet peut renvoyer à l’origine de « l’idée du projet » qui avait prévalue à l’élaboration du site. C’est peut-être en cela que je pourrais parler, à la rigueur, d’une « œuvre » photographique qui s’est astreint à plus de poétique et pas seulement à l’enregistrement d’un « réel », provoquant en cela plus d’attention et d’émotion.
Le paysage n’est pas seulement une réalité visuelle que j’enregistre, il est surtout une représentation qu’en propose mon expérience, mon rapport au monde, ma culture (plus perceptible encore dans mon « travail personnel » sur le paysage).
Mais la demande aujourd’hui réduit la liberté du photographe qui éprouve une difficulté grandissante entre la réalisation d’une « œuvre » et l’exercice banalisé d’une profession de moins en moins bien rémunérée (le temps d’intervention sur écran est rarement pris en compte).

La photographie d’architecture est très différente de la photographie de paysage

MHL, SK : Tu as aussi photographié des projets d’architecture. Vois-tu une différence avec la prise de vue de paysage ?
GD : Depuis longtemps, photographier l’architecture n’a, pour moi, pas beaucoup d’équivalence avec la photo de paysage !
Le paysage ne forme jamais des blocs étanches de résistance, de fermeture. Le paysage est en mouvance, à redécouvrir : rythmes saisonniers, processus d’occupation des sols à renouveler en permanence. Il est plus temporel que spatial. Je préfère les collines qui se soulèvent à la géométrie des façades… Et « le regard qui peut toujours basculer sur un autre horizon ».
Si je me mets dans la posture de photographier un bâtiment (qui peut m’émouvoir), j’ai plutôt la sensation aujourd’hui d’une « confrontation » à un objet avec ses verticales, ses raideurs, blocs opaques qui me donnent envie d’aller derrière, de côté, mais surtout de m’éloigner pour voir ce avec quoi il compose ou s’oppose, son environnement ; avec la fixité requise pour le cadre idéal, le respect incontournable des parallèles, composition très formelle, la photographie d’archi oblige à une rigueur, à un certain ascétisme même (sans aller jusqu’aux villes désertées de Basilico !).
Je pense à la réflexion de Paul Chemetov à mes débuts à l’AUA comme pigiste et mes premières photos d’archi : « Dufresne, tes photos sont trop propres, marche dessus, gratte les ! », voulant me dire qu’il leur fallait plus de vie, des habitants, du mouvement. Il est vrai qu’à ce moment-là, je m’efforçais d’imiter ce que je trouvais dans les revues, bâtisses comme abandonnées par l’homme, raides comme des maquettes ! A contrario de ce que je voulais faire. Après la boutade de Chem, je suis revenu à ma manière : l’architecture en reportage vivant. Après l’AUA, encore des moments de quasi souffrance pour photographier quelques architectures, puis j’abandonnais définitivement ce qui m’apparaissait souvent trop vaniteux.
Tout en poursuivant mes travaux personnels sur le paysage (« Reconduction de quatre-vingt-dix paysages d’Ardèche de mon grand-père », « Baraques, bicoques, masures et paysage », « Vercors d’en bas »), je réponds à des commandes sur la ville, son extension, la banlieue, où le bâti n’est donc pas mis en exergue mais participe des éléments multiples qui créent un tissu de nouveaux espaces d’échanges maîtrisés. Photographier une ville qui tente d’avoir des capacités émotives identiques à celles que je rencontre toujours dans le paysage construit par le paysan.
Je travaille donc aujourd’hui sur des projets de paysages urbains en mutation. Les plus récents, par exemple : le Grand projet de ville de Nantes-Malakoff pour Ruelle, le projet de la Duchère pour l’atelier Marguerit (en cours).

 

 

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Le Lauragais. Commande de Alain Marguerit paysagiste. Photographie de Gérard Dufresne.
Fig3
Couverture de la revue Pages Paysages. Projet de Jacques Coulon et Linda Leblanc paysagistes, à Saint-Valéry-en-Caux. Photographie de Gérard Dufresne.
Fig4
Le parc du Sausset. Projet de Claire et Michel Corajoud paysagistes. Photographie de Gérard Dufresne
Fig5
Du train où vont les choses… Photographie de Gérard Dufresne.
Fig6
Velours, Le Lauragais. Commande de Alain Marguerit paysagiste. Photographie de Gérard Dufresne.

Principales agences de paysage qui ont passé commande à Gérard Dufresne :
AUA, avec M. Corajoud, J. Simon
CCH (Ciriani, Corajoud, Huidobro)
Atelier Michel et Claire Corajoud
Jacques Simon
Atelier des Paysages, A. Marguerit
M D P, M. Desvignes
Le Bureau des Paysages, A. Chemetoff
Vincent Bénard
Atelier J. Coulon et L. Leblanc
Althabégoïty / Bayle
RUELLE, G. Pénot
IN SITU, E. Jallebert, A. Tardivon
ILEX, G. Péré, M. Rascle
HYL, P. Hannetel, A. Yver, C. Laforge
LATITUDE NORD, G. Vexlard, L. Vacherot
TER, H. Bava, M. Hoessler
URBICUS, S. Gaulier