J.B. Jackson, la photographie amateur d’un chercheur

Jordi Ballesta

Planche diapositives Archives John Brinckerhoff Jackson
Planche de diapositives. J. B. Jackson Pictorial Materials Collection, Center for Southwest Research, University of New Mexico Libraries. © UNM School of Architecture and Planning. Used by permission. ID: I-N4

Jordi Ballesta explore les liens entre photographie comme outil de recherche et mode d’écriture. Il s’intéresse à J. B. Jackson dans la mesure où celui-ci a été, aux États-Unis, le fondateur d’une lecture du paysage considérée comme un objet de recherche, par opposition à la lecture modélisatrice du paysage qui avait cours à la même époque. J. B. Jackson renouvelle le regard que l’on porte sur le paysage : il y lit une histoire, y intègre des modes de construction et d’aménagement vernaculaires, analyse leurs transformations et la façon dont ils continuent à exister dans la contemporanéité, de manière à décrire les configurations d’un paysage qui est aussi humain.
Dans son exposé, Jordi Ballesta analyse la production photographique personnelle de J. B. Jackson. Son but est d’interroger les liens entre photographie, géographie et paysage ; de contextualiser historiquement, sociologiquement et géographiquement la pratique photographique de J. B. Jackson ; de décrire la teneur des relations qu’il a entretenues avec les artistes photographes avec lesquels il a collaboré. Ceci afin d’interroger la place de la photographie dans la lecture du paysage : quel statut peut-elle assumer, et pour la production de quels savoirs ?
Jordi Ballesta souligne tout d’abord certaines particularités de J. B. Jackson : sa grande imagination théorique qui l’amène à développer un discours souvent en décalage avec le style universitaire, son goût des récits théoriques possédant une grande puissance subjective. Son parcours est tout autant singulier : souvent associé à la géographie, il peut tout aussi bien être rapporté au champ de l’histoire et, s’il a beaucoup apporté à la connaissance des paysages vernaculaires, son travail n’en a pas moins une portée philosophique. Son approche est fondamentalement transversale : sa lecture du paysage va du plus petit de l’habitation jusqu’aux grandes étendues, et de la même manière, les relations qu’il entretient couvrent un large spectre que l’on ne peut lire qu’après avoir contourné les cloisonnements institutionnels qu’il avait lui-même construits.
C’est à partir de ses archives personnelles qu’il sera possible de chercher à comprendre comment J. B. Jackson a sondé et rencontré les paysages : lettres, articles, notes de lecture, communications, mais surtout photographies permettent d’embrasser in vivo (avec le carnet de voyage) ses pratiques de recherche. Ces photographies sont prises durant les nombreux voyages au long cours et les itinéraires plus succincts qu’il effectue sur le territoire américain. J. B. Jackson photographie sans s’éloigner des routes empruntées. Il capte enseignes, bas-côtés, habitats multiformes, matériels agricoles, etc. Jordi Ballesta souligne que la masse de ces photographies est peut-être le moyen le plus large et le plus juste d’embrasser la fabrique in situ de ses thèses paysagères, tout en précisant qu’on ne peut pas présumer qu’elles aient été les sources premières de son savoir sur le paysage.

JBallesta JB Jackson Etre amateur à l'extérieur et en prise avec
Petite ville, Agra, Kansas. Diapositive de J. B. Jackson, mai 1974. J. B. Jackson Pictorial Materials Collection, Center for Southwest Research, University of New Mexico Libraries. © UNM School of Architecture and Planning. Used by permission

La photographie comme outil

Diplômé d’Harvard, J. B. Jackson étudie pendant un temps l’architecture au MIT, et le dessin à Vienne ; il devient plus tard cow-boy au Nouveau-Mexique, puis fonde le magazine Landscape, qui constituera un carrefour de pensées dans lequel se rencontreront un certain nombre de théoriciens (Kevin Lynch, Denise Scott Brown, Peter Reyner Banham, Lewis Mumford, etc.).
Malgré cet enseignement classique et ces contacts avec le monde universitaire, J. B. Jackson privilégie toutefois un apprentissage du monde “en amateur” : son magazine Landscape publie de préférence des articles originaux et succincts et veut s’adresser non pas seulement aux spécialistes, mais également aux “profanes alertes”, aux “amateurs”, c’est-à-dire ceux qui, “dérivant entre les cours, développent leurs propres centres d’intérêt”.
J. B. Jackson professeur se présente pourtant comme un géographe amateur dans les cours qu’il donne à Berkeley, et comme un étudiant en paysage dans ceux qu’il donne à la Rice University. Il ne se considère pas comme un scholar et défend l’idée de goûter le monde indépendamment de toute érudition, à distance de la science universitaire. Il privilégie le plaisir de l’étude à la complétude des savoirs, et considère l’inachèvement comme une condition pour l’ouverture de ses travaux à des suites possibles.
Dans son travail, il met l’accent sur le visuel, l’ordinaire, les faits mineurs et familiers, avec pour idée de capter ces sortes de “lieux communs” à l’intérieur d’une histoire du paysage. Il vise davantage l’étude que la formulation de conclusions ; cette posture influence certainement sa pratique photographique, qui prend alors le caractère d’esquisses, de notes prises au cours d’un cheminement. Parallèlement à cette valeur de note ou d’esquisse, la photographie vaut chez J. B. Jackson pour sa capacité à l’entremise ; elle facilite, provoque peut-être, la rencontre, une rencontre avec le paysage et, par conséquent, avec (à travers) les objets et les personnes qui le composent. La photographie est pour lui un moyen d’être “en prise avec”, plutôt que de cadrer et de réifier le paysage.
La photographie est donc, chez J. B. Jackson, loin de tout recul contemplatif ; elle est au contraire un outil de prise de notes qui le met en prise directe avec le paysage.

JBallesta JB Jackson La photographie comme ancrage géographique 1
Architecture domestique contemporaine, mobile homes. Diapositive de J. B. Jackson, juin 1975, J. B. Jackson Pictorial Materials Collection, Center for Southwest Research, University of New Mexico Libraries. © UNM School of Architecture and Planning. Used by permission

 

La photographie comme ancrage géographique

À travers ce statut d’“amateur”, J. B. Jackson développe des moyens rhétoriques non classiques, des constructions inhabituelles. Il se distancie de la géographie régionale ou de la photographie documentaire. Dans ses textes, par exemple, il n’y a aucune note de bas de page : il approche son sujet en essayiste et use parfois de procédés beaucoup plus littéraires qu’académiques. Il rejette les rigidités du texte universitaire pour développer des récits, à travers lesquels le lecteur est immédiatement plongé dans une histoire “racontée” du paysage.
Est cité en exemple le portrait qu’il fait d’Optimo City, ville générique, banale et ordinaire, ressemblant à une centaine de villes des États-Unis, et dont Jackson se sert pour identifier et décrire un phénomène urbain. De même dans A Sense of Place, A Sense of Time, le personnage de Kevin narre la construction d’une maison, récit dont se sert J. B. Jackson pour décrire la réalité sociale des cols bleu et l’habitat qui lui correspond, et donc le paysage qui en découle. Ces villes que J. B. Jackson décrit sont des villes synthétiques et introuvables sur les cartes, des fictions démonstratives. Elles sont formées du rapprochement d’un certain nombre de lieux distincts, qui sont recomposés pour construire le discours théorique.
En mobilisant les photos qu’il collecte en permanence, en en sélectionnant certaines et en les composant selon les phénomènes qu’il cherche à illustrer, J. B. Jackson donne une assise factuelle à ses fictions : il décrit des processus communs qui ont conditionné des paysages différents à différents endroits. Il cherche de cette manière à “embrasser le plus largement possible” le paysage. Dans Looking at New Mexico, il évoque non pas un terrain mais convoque différents lieux en ré-agençant, sans souci de cohérence chronologique ou de continuité géographique. Il y a recomposition d’un discours à partir des notes de terrain visuelles.
Chez J. B. Jackson, le voyage conduisait donc à converser et questionner. Ainsi, la photo n’était pas qu’une prise de note pour une recomposition ultérieure du discours, mais également une des manières d’entrer en conversation avec le paysage et ses habitants, et une façon de fixer les dialogues échangés. J. B. Jackson en venait ainsi à gommer les distances, afin de rassembler phénomènes, aménagements et personnes pour produire ses lieux et agencements fictifs, qui devenaient ensuite l’objet de ses prêches laïques en faveur de l’ordinaire et de l’amateur.

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J. B. Jackson Pictorial Materials Collection, Center for Southwest Research, University of New Mexico Libraries. © UNM School of Architecture and Planning. Used by permission. ID number: 000-866-10-C-11

Une hospitalité photographique

Il apparaît donc que la photographie telle que J. B. Jackson la pratique influence son discours et son écriture. La photographie fait office de prise de notes, elle est une “production intermédiaire” qui se place aux côtés de ses autres pratiques d’écriture (le dessin, les textes), mais ne revendique pas un statut de véritable discours.
Il faut noter la pauvreté technique et esthétique de ces diapositives. Ce sont des photographies de l’intérieur du paysage, qui ne cherchent ni à s’éloigner ni à tronquer, mais à donner à voir le processus de construction du paysage et à restituer les contextes. Il s’agit donc de photographies faiblement contemplatives.
En 1992, est publié un texte de J. B. Jackson consacré intégralement à la photographie : “Jode Hill and the Vernacular”. On peut en déduire que photographier signifie davantage que voir et enregistrer une image ; il s’agit d’une écriture qui influence les versants empiriques et relationnels de l’expérience de terrain. Le projet de prise de vue implique une expérience personnelle.
Il se dessine ainsi une inclination pour l’émergence d’un paysage, pour ce qui advient, pour la description de ce qui est en train de devenir une permanence. Cette inclination n’est pas sentimentale : elle tend vers l’ordinaire et le négligé, le sans qualité. J. B. Jackson esquisse alors une photographie vernaculaire plus que documentaire, qui d’une certaine manière inviterait aussi à participer au monde, et à distinguer ce qui le rend appréciable dans ses manifestations les plus banales.

JBallesta JB Jackson Une hospitalité géographique
J. B. Jackson Pictorial Materials Collection, Center for Southwest Research, University of New Mexico Libraries. © UNM School of Architecture and Planning. Used by permission

DISCUSSION

Caroline Maniaque souligne la difficulté de parler des pensées transatlantiques comme “isolées” ou “inexistantes en Europe” à la même époque. Il y a parfois certaines simultanéités de pensées ou des continuités. Françoise Choay est citée, évoquant J. B. Jackson dans les liens qui le rattache à Vidal de la Blache et à la géographie culturelle française : cette géographie aurait été une nourriture intellectuelle importante pour les théories de J. B. Jackson.

Frédéric Pousin remarque que dans le magazine Landscape, une large part est faite à la géographie française : Pierre Desfontaines, Max Sorre, ainsi que d’autres universitaires français, George-Henri Rivière, etc. C’est intéressant et peut paraître paradoxal, étant donné le poids académique de ces auteurs et le caractère “alternatif”, ou du moins décalé par rapport au monde académique, que revendique la revue. Le caractère non académique de la personnalité de J. B. Jackson est-il suffisant pour caractériser sa démarche et sa production ? En outre, il faudrait replacer cette production dans un contexte temporel : le travail sur la revue Landscape correspond à une période qui vient avant celle des “cours”.

Caroline Maniaque attire l’attention sur le fait qu’établir la marginalité ou l’académisme des productions de J. B. Jackson à partir d’indices comme la faible quantité de notes de bas de page, soulève la question de la “scientificité” de la recherche comme facteur temporel : des personnes comme J. B. Jackson, mais aussi Marcel Poëte ou Mc Luhan, ont écrit des textes théoriques comportant peu ou pas de notes de bas de page, des textes pensés comme des essais et non des articles scientifiques. Cette dernière formulation de la pensée correspond à une injonction plus tardive, née dans les années 1980-1990, et correspondant à une généralisation du modèle de l’article scientifique dans tous les champs de la recherche.

Jordi Ballesta considère que du point de vue des méthodes et du terrain, la démarche de J. B. Jackson, qui ne suppose pas un périmètre bien défini, mais au contraire une forme d’errance, ne peut être rapportée à la géographie régionale. De plus, Marc Treib a mis en lumière son invention de lieux.

François Brunet est sensible à la question de l’essai, ainsi qu’à d’autres points qui ont été soulevés. Il concentrera néanmoins ses questions sur deux sujets. Tout d’abord, le Sud-Ouest des États-Unis. J. B. Jackson a voyagé partout, mais il a habité en Californie du Sud et au Nouveau-Mexique. C’est une région qui a une histoire sociale, économique, mais aussi culturelle et artistique particulière, et qui ne se résume pas au pastoralisme auquel il a été fait allusion. C’est le lieu où s’invente la géographie américaine au XIXe siècle, à partir de John W. Powell en particulier, où l’on réfléchit à la fois à la question de l’aridité et des paysages, dans une perspective très sociale en même temps que figurale. Pourquoi le Sud-Ouest ? Y a-t-il des liens avec la décision de J. B. Jackson, un “patricien”, de s’installer spécifiquement là-bas ? Le second sujet porte sur la photographie comme essai. Il faut interroger, au long cours, chez J. B. Jackson, avant et après, cette concomitance constante, et pas seulement aux États-Unis d’ailleurs, entre la photographie et des démarches qui ne sont pas du tout formalisées par un appareil quel qu’il soit. C’était déjà le cas au XIXe siècle et fait partie intégrante de cette tradition transatlantique, Mission / Survey, où s’est constamment joué et redéfini ce que pouvait être une photographie documentaire.

Pour Jordi Ballesta, l’installation de J. B. Jackson semble particulièrement correspondre à des attaches familiales : il a un oncle au Nouveau-Mexique qui gère un ranch, et cela participe de sa venue à la géographie qui se fait, entre autres, par son métier de cow-boy avant-guerre. Il faut ajouter à ce contact avec le Nouveau-Mexique le contact avec la géographie française pendant la Seconde Guerre mondiale, qui le pousse vers la question géographique.

Caroline Maniaque pose également la question, malgré le caractère “non institutionnel” de sa production, du champ dans lequel J. B. Jackson évolue : géographie ou anthropologie ?

Jordi Ballesta note une envie de découvrir le monde de manière large qui est assez géographique : aucune photo intérieure, et donc une idée prépondérante d’extérieur, de dehors, qui le place dans le champ de la géographie, du moins concernant le travail sur le terrain. En revanche, la transversalité de sa production en termes de discours et les textes de ses recherches empêchent, selon lui, de le classer dans un champ en particulier.

Aurèle Crasson pose la question de la hiérarchie ou de l’absence de hiérarchie entre dessin, photographie et écriture chez J. B. Jackson.

Jordi Ballesta relève qu’il existe environ deux cents dessins conservés, alors qu’il y a plus de cinq mille photos produites couvrant plus de quarante ans. Il n’existe pas d’écrit sur le terrain. Il note également l’opposition de J. B. Jackson aux photographies des grands paysages naturels, la timeless photography qui fait du paysage du Nouveau-Mexique un monument. J. B. Jackson milite pour une photographie de ce qui advient et du contemporain.

Geoffroy Mathieu questionne le projet photographique de J. B. Jackson. Il semblerait qu’il se refuse à avoir un projet photographique, et en même temps, il y a un certain nombre de choses qu’il se refuse de photographier (manières de faire), un protocole qu’il s’impose, etc., qui constituent précisément un projet photographique. Quelle est sa position ? Et quelle est l’opportunité d’en faire maintenant une œuvre, ou pas ?

Selon Jordi Ballesta, la pratique photographique de J. B. Jackson est celle de la prise de note ; elle est conçue de manière à interférer le moins possible avec ses voyages, elle ne doit pas courber sa façon de découvrir le monde. Concernant le classement et la conservation, les photographies étaient rangées dans des pochettes thématiques, selon des catégories qui cassent la logique chronologique de ses prises de vue. J. B. Jackson prend des notes directement sur les diapos pour les classer, et le classement peut évoluer. On peut imaginer que ce classement thématique a pu être élaboré pour ses cours. Il faut souligner qu’il existe aussi une masse de photos non classées. Les catégories représentent une tentative pour dresser un catalogue des manières d’habiter aux États-Unis à cette époque. Elles constituent plus une multiplicité de thématiques tiroirs que des problématiques en tant que telles.

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