« Trouver l’angle de vue pour que la lecture dans le temps soit bonne »
Jérémie Buchholtz est un photographe indépendant qui vit et travaille entre Bordeaux et Paris. Après une formation en histoire de l’art, il se tourne vers les arts plastiques et se lance dans la photographie. En 2001, il documente le chantier de la mise en place du tramway à Bordeaux, ainsi que l’aménagement des quais, il est depuis souvent sollicité pour immortaliser les grands changements urbains de la ville. En parallèle de ses travaux personnels, ses commandes sont essentiellement des reportages pour l’édition, l’exposition et la presse spécialisée, sur les thèmes du patrimoine, de l’architecture, de l’urbanisme et de l’art contemporain. Dans l’entretien mené avec Jérémie Buchholtz, nous avons souhaité comprendre ce qui se jouait entre une pratique de commande pour des professionnels et une pratique artistique.
Jérémie Buchholtz est mort accidentellement le 22 septembre 2017.
Entretien de Jérémie Buchholtz avec Frédéric Pousin, janvier 2015, inédit.
« Dans un paysage, on voit un comportement humain, individuel ou collectif »
FP : Dans vos productions, il y a beaucoup de paysages urbains, de l’urbanisme, de l’architecture — ces deux entrées sont même clairement identifiées sur votre site. On n’y trouve pas le mot paysage. Faites-vous une distinction entre paysage urbain et paysage ?
JB : Pas vraiment. C’est finalement une question de définition des termes. Je n’ai pas indiqué le paysage dans mes entrées car je n’ai pas de production significative, assez conséquente, pour que je revendique le fait de faire de la photo de paysage en tant que tel.
J’ai plutôt l’impression de faire de la photo de reportage au sens large du terme — cela peut parfois être du documentaire — et de la photographie d’architecture car je travaille avec des architectes dont je photographie les réalisations, qui correspondent à une époque. On arrive à définir cela simplement.
La notion de paysage est beaucoup plus floue, abstraite ; les frontières sont moins évidentes. Je parlerais majoritairement d’urbanisme parce que je réponds effectivement à des commandes dans un cadre urbain où la problématique est de photographier les mutations urbaines, c’est-à-dire l’intervention de l’homme dans un paysage urbain. Je n’ai donc pas d’entrée paysage mais bien évidemment, dans bon nombre de mes images, il n’y a que du paysage.
FP : Le paysage est là, présent, mais il n’est pas forcément visé.
JB : Oui, ce n’est pas le sujet (…). J’ai un travail personnel qui s’appelle les tempus fugit, qui sont de grands formats où l’on voit le même lieu revenir jusqu’à une centaine de fois avec un cadrage identique. La différence entre deux images est créée par la notion de temps, de lumière et d’activité humaine. Dans certaines de ces séries, on a un vrai rapport au paysage. Je n’ai pas appelé cela paysage mais tempus fugit, du nom de la série.
FP : C’est ici plutôt lié à la temporalité.
JB : Oui, et au rapport que l’homme a avec ce paysage. C’est rarement un paysage seul. En général, il y a une présence humaine. J’aime révéler un comportement humain, individuel ou collectif, voir un marché se construire et se déconstruire par exemple. Dans ce travail, j’ai bien senti les variations dues aux éléments naturels mais pas seulement : j’aime bien y trouver des variations dues à la présence humaine. Il peut aussi s’agir d’un événement climatique fort ou d’une marée qui va et vient.
FP : Je souhaite orienter l’entretien sur les travaux réalisés dans le cadre des commandes de la mairie de Bordeaux. Cela fait maintenant dix ans que vous en avez. Pourriez-vous préciser la nature de la commande et peut-être la façon dont elle a évolué ? En dix ans, il se passe des choses !
« J’avais juste l’envie de photographier une ville qui change »
JB : Énormément.
Lorsque j’étais étudiant à Bordeaux 3 en histoire de l’art, puis en arts plastiques, de grands travaux d’aménagement commençaient sous l’impulsion de la politique d’Alain Juppé, arrivé en 1995. Nous sortions de quarante neuf ans avec Jacques Chaban-Delmas, soit un mandat extrêmement long. En termes d’urbanisme et d’architecture de la ville, cela faisait longtemps que plus grand-chose ne se faisait. En tous cas, il n’y avait pas de cohérence sur l’ensemble de la commune.
Alors que j’étais étudiant et que je m’intéressais beaucoup à des travaux de grands noms de l’histoire de la photographie qui portaient sur les villes et leur mutation, j’ai eu envie de faire des photos de la ville de Bordeaux — ma ville, celle où je suis né et j’ai grandi — telle qu’elle était au moment où les grands travaux commençaient pour la mairie, avec l’arrivée de cette nouvelle équipe municipale qui voulait donner un autre visage à la ville, une nouvelle fonction à des espaces qui étaient abandonnés. J’ai saisi et senti cela.
J’ai donc commencé à travailler sur des lieux emblématiques du vieux Bordeaux qui allaient conserver une partie patrimoniale. Je trouvais intéressant de savoir que dans le même cadrage, on allait conserver et mettre en valeur des éléments qui étaient là depuis des siècles, qu’une nouvelle voirie, un nouveau mobilier urbain et un nouvel usage de l’espace public allaient apparaître, et que des choses allaient disparaître.
Bien conscient de cela, j’ai commencé à faire des séries photographiques en noir et blanc dans le cadre d’un travail qui parle du temps qui passe, de la mémoire et qui rend hommage aux personnes qui font les chantiers et qui font le lieu public, l’espace public.
Ce travail a commencé à l’université. Quand j’ai été diplômé de Bordeaux 3 et que je me suis retrouvé face au monde du travail, je suis allé toquer à la porte de la mairie de Bordeaux pour proposer mes services en tant que photographe pouvant suivre l’évolution des chantiers. Je pensais qu’on allait me répondre : « C’est bien, mais nous y avons pensé ! » Ce n’est pas qu’ils n’y avaient pas pensé mais le seul photographe à la mairie n’avait pas du tout le temps ni l’obligation de travailler sur ce sujet en particulier.
En 2001, on m’a donc confié la tâche de photographier les mutations de la ville selon la méthode de travail classique qui consiste à se remettre au même endroit avec la même focale pour montrer mois après mois comment les lieux évoluent.
Ça a commencé ainsi avec le service de la communication. À l’époque, il s’agissait de communiquer et de sensibiliser la population aux enjeux urbains. Ils voulaient montrer d’où on partait, où on était et où on allait. J’ai alors collaboré avec différents corps de métiers, dont l’archéologie car il y a eu plusieurs campagnes de fouilles sur le vieux Bordeaux.
Il était intéressant de voir que l’on avait de la démolition, de la fouille, du creusement de parking, de la rénovation de façades de patrimoine, de l’apport de nouveau mobilier urbain, etc., tout cela dans la même image. C’est ainsi que j’ai commencé ce travail d’archives il y a de cela quatorze ans.
J’avais juste l’envie de photographier une ville qui change. Avec le temps, mes interlocuteurs n’ont plus été des communicants, mais des urbanistes et des personnes compétentes pour m’aider à trouver les bons angles de vue et les sites pertinents pour suivre les travaux à venir. Au départ, nous étions sur une zone historique classée du vieux Bordeaux ; aujourd’hui, les travaux touchent des zones périurbaines de la métropole ou même de la commune de Bordeaux, dont des zones périphériques sont amenées à devenir le centre de la future grande métropole.
FP : Ces commandes ont donc donné lieu à des productions. En quoi consistaient ces productions ? Qui y avait accès ?
« Les photos servent d’outil de travail. On voit ce qui peut être fait, ce qui a du sens »
JB : C’est avant tout un travail d’archives vouées à être conservées. C’est un outil de travail pour les dizaines d’années à venir, voire plus longtemps encore. Je suis déjà très attaché à cette notion d’archives, de réaliser les archives photographiques de la ville.
La deuxième fonction est celle d’un outil de travail en temps réel pour les urbanistes, les chefs de projet et même toutes les entreprises qui travaillent sur la métropole bordelaise. Il s’agit de montrer une zone patrimoniale, un territoire avec tels types d’activités, de population, de bâtiments. « On a un photographe qui a déjà fait un relevé ; on a déjà des images, etc. »
Les photos servent d’outil de travail. Par exemple, on a tel environnement, telle rue : « Dans le quartier, cela a été fait… Ah ! On a déjà des séries abouties… On voit les projets qui ont été menés… »
On voit donc ce qui peut être fait, ce qui a du sens, quels sont éventuellement les échecs. Ce travail n’est pas consensuel, mais vise à montrer que l’on est parti de cela, que l’on est arrivé à cela en passant par telle phase intermédiaire. C’est aussi un travail qui a vocation à être un outil pour les urbanistes et les architectes qui pensent la ville de demain.
Ce peut aussi être un outil pour faire sa propre critique. Une fois que le lieu est livré, que le bâtiment est livré, que l’espace public a été modifié, on prend la série et on regarde. En effet, on a souvent de belles images en 3D et en perspective qui vendent les projets, mais la réalité n’est pas toujours la même une fois que c’est livré, déjà parce qu’il ne fait pas forcément beau ! On est bien conscient que l’image 3D a été choisie d’un point de vue que je n’adopterais pas forcément. Une fois la série réalisée, c’est l’occasion de voir que par rapport au projet initial, ça n’a peut-être pas évolué comme prévu. Ça peut être positif, c’est-à-dire que l’on a su s’adapter ; Ça peut être négatif car on est parti d’une idée sur laquelle on est resté et on voit que cela ne fonctionne pas dans ce contexte.
C’est également un outil de publication. Il y en a régulièrement dans des revues spécialisées ou des livres. Ces derniers rendent compte de la dynamique urbaine et des chantiers urbains depuis une quinzaine d’années.
Cela peut aussi servir à des expositions destinées à un large public, soit dans des lieux temporairement investis par la mairie ou la métropole ou encore avec Arc en rêve, centre d’architecture.
FP : Les photos sont donc à la fois des archives, des banques de données et des banques d’images.
JB : Oui.
FP : En faites-vous un usage personnel autre que ces productions ?
« J’ai un travail personnel qui fait clairement penser à ces méthodes »
JB : S’agissant spécifiquement du travail d’archives pour la mairie de Bordeaux, non. Je suis ravi lorsque l’on me contacte pour qu’elles illustrent un article dans une revue ou dans un beau livre.
Je ne m’en sers pas comme le support d’un travail personnel ou de plasticien.
En revanche, j’ai une production qui fait clairement penser à cela et à ces méthodes de travail. En effet, les tempus fugit sont de grands formats qui fonctionnent totalement de la même manière. Toutefois, au lieu de travailler sur des mois ou des années, je vais travailler le temps d’une journée en adoptant le même principe de cadrage unique sur un lieu.
FP : Tempus fugit, c’est aussi de la vidéo.
JB : À la base, je suis très attaché au fait que ce n’est pas de la vidéo parce que je suis photographe, que je fais de la photo et que l’objet final est une photographie, un grand tirage argentique qui fait entre deux et trois mètres de long et qui est composé de dizaines d’images, parfois jusqu’à cent-deux !
En revanche, les outils de diffusion actuels que sont les écrans, quels qu’ils soient, ne permettent pas de profiter pleinement du rendu plastique de ce travail : comme avec un grand tableau, il faut être au contact d’une grande photographie pour l’apprécier.
Je monte donc ces séries en vidéo pour les personnes qui se rendent sur mon site par exemple, ou pour quelqu’un avec qui j’ai rendez-vous pour présenter ce travail alors que je ne peux venir avec le tirage, qui est trop grand. La vidéo permet de comprendre les variations et d’avoir l’image dans un format un peu conséquent.
Cette vidéo n’est qu’un complément car pour moi, le travail final, l’objet final reste la photographie.
FP : Comment un photographe entre-t-il dans un projet d’urbanisme ou de paysage ? Vous parliez tout à l’heure des chefs de projet…
JB : Dans le cadre de la commande ?
FP : Dans le cadre de la commande, à partir de votre expérience avec la mairie de Bordeaux, dans la relation avec l’agence Grumbach quand vous avez travaillé pour elle, ou avec d’autres agences.
« Moi, je suis en début et en fin de projet ! »
JB : J’ai très peu collaboré avec l’agence Grumbach. Pendant des années, j’ai été colocataire d’un des piliers de l’agence : j’ai donc été amené à travailler quelquefois pour eux et c’était très intéressant.
FP : S’agissait-il d’un reportage sur le tramway parisien ?
JB : Oui, ainsi qu’un travail d’aménagement à Rennes. Mes images servaient à faire les fameuses perspectives ou les images en 3D pour proposer le projet. Nous étions en binôme avec un architecte et je réalisais les prises de vue. À partir de mes photographies, nous faisions des propositions pour insérer le projet dans le paysage.
FP : Donc vous voyez très bien le rapport entre le dessin du perspecteur et l’image du photographe, le rapport entre l’avant de la photographie par rapport à la perspective, ainsi que l’après.
JB : C’est pourquoi cela m’intéresse beaucoup de faire des photos qui contrebalancent les fameuses perspectives ou images 3D que l’on a en début de projet. Moi, je suis en début et en fin de projet !
FP : Quand vous faites des photos après coup, avez-vous aussi une compréhension de ce qui aurait pu être fait dans l’image perspective ?
JB : Je demande toujours aux architectes et aux urbanistes avec qui je suis en lien lorsque je travaille sur l’archivage d’un site de me faire passer toutes les images produites par le cabinet lors des appels d’offres ou des concours pour voir ce qui était prévu au départ et le comparer avec ce que l’on a à l’arrivée. Parfois, c’est très proche ; parfois, c’est très éloigné…
FP : Est-ce que l’écart fait l’objet d’un travail ? Est-ce ce que vous essayez de saisir ?
JB : Mon travail à proprement parler n’est pas de montrer l’écart entre la perspective et ce qui a été livré, mais de montrer l’écart entre le site tel qu’il était avant et le site tel qu’il est après. Toutefois, cela m’intéresse de comparer avec ce qui était imaginé.
FP : Donc pour vous, c’est plutôt le suivi de la mutation du site.
JB : Oui, on fait un constat.
FP : Comment un photographe entre-t-il dans le projet ? Nous en avons un peu parlé…
JB : La question est un peu large.
FP : Je pense que la question s’adresse surtout à votre expérience, à la façon dont vous entrez dans les projets quand vous faites la photo.
« Il faut arriver à se projeter dans le temps »
JB : Il faut s’approprier le plus rapidement possible l’intérêt et l’enjeu de la photo que l’on fait. C’est vrai quand on fait de la photo de reportage, de portrait, etc.
Pour le paysage, on n’échappe pas à la règle. Quand on arrive dans un lieu, qu’il s’agisse d’un paysage urbain ou d’un paysage rural, il faut assez vite comprendre comment ça fonctionne, où est le sud, où est le nord, d’où vient la lumière, quels sont les enjeux de l’image, de quoi on va parler sur le long terme. Avant de déclencher, il faut rapidement se poser les bonnes questions car il faut produire assez vite des images.
Il faut arriver à se projeter dans le temps, essayer de comprendre quel sera l’intérêt de cette série de prises de vue pour que cela prenne du sens dans le temps. Le but du jeu n’est pas de glorifier, d’être consensuel et de trouver l’angle de vue qui mettra le plus en valeur le projet, mais plutôt de trouver l’angle de vue qui sera le plus objectif et le plus efficace pour que la lecture dans le temps soit bonne, soit la plus cohérente et la plus exhaustive possible.
Dans le cadre de la commande des suivis de chantiers ou dans le rapport avant/après, je cherche à trouver des images et des points de vue efficaces.
FP : Pensez-vous que la photo peut être un outil de projet ?
JB : En tant que matériau brut ?
FP : Oui.
JB : Elle peut l’être à plusieurs niveaux.
Il peut s’agir d’aller prélever des images sur un site, de les mettre sur une table, et que cela serve parmi tous les éléments qui vont nourrir la réflexion d’un cabinet d’architectes ou d’urbanistes. Les relevés in situ peuvent déjà constituer un véritable outil de travail pendant la phase de réflexion. Je fais majoritairement des avant/après ou des séries. Les photos de l’état des lieux avant même que les séries ne commencent servent. Il est toujours bon d’avoir un point de vue extérieur, un regard.
L’idée de se positionner est également importante pour l’avenir. Lorsque je suis in situ avec un chef de projet ou un architecte et que nous regardons où nous devons nous placer pour que cela fonctionne sur le long terme, ce sont des moments de réflexion. En effet, il peut s’agir d’un moment où la lumière passe derrière… parce qu’il y a un arbre à droite… c’est toujours l’occasion de s’interroger sur les proportions, comment le projet s’insère dans le paysage.
J’ai rarement mon mot à dire dans le résultat final et dans la façon dont le projet s’organisera. En revanche, j’ai intérêt à comprendre très rapidement quel sera le résultat pour me positionner, pour trouver l’équilibre entre l’environnement et le sujet.
FP : À ce moment-là, la photo permet-elle de poser de nouvelles questions ?
JB : Ce n’est pas toujours le cas, mais la photo peut évidemment poser de nouvelles questions. En effet, dès que l’on commence à avoir un début de série, on se demande si cela fonctionne de ce point de vue là : « On a cet environnement… on a tels types d’arbres… et on a tels types de choses… on est à telle saison de l’année… il aurait mieux valu la faire au printemps… oui, mais le bâtiment sera aussi là en automne… »
Le questionnement est évidemment là.