L’exemple de Bernard Plossu
Monique Sicard
La communication de Monique Sicard porte sur le travail photographique créé par Bernard Plossu à l’occasion de la New Mexico Photographic Survey (Mission photographique du Nouveau-Mexique) organisée par Steve Yates au début des années 1980, en relation avec le Musée des beaux-arts de Santa Fe.
Le catalogue de la mission ne sera cependant publié qu’en 1985, sous le titre The Essential Landscape. Des textes de J. B. Jackson accompagnent un choix de photographies, dont certaines de Bernard Plossu. Ce dernier n’a cependant pas connu le géographe.
Cette mission est organisée de manière à cerner par la photographie les fondements “essentiels” du paysage du Nouveau-Mexique. Douze photographes sont sélectionnés, choisis sur leur qualité d’habitants du Nouveau-Mexique et de développeurs de démarches créatives originales. Les critères techniques n’ont pas été retenus pour la sélection. On trouve en effet, parmi eux, des photographes à la chambre, des photographes au 24×36 et un photographe travaillant au grand angle couleur.
Bernard Plossu est Français mais il habite, en ces années-là, au nord de Santa-Fe, et fait partie de la sélection de Steve Yates. Photographiant en noir et blanc, il travaille en 24×36 pour des questions de mobilité ; il utilise une focale de 50 mm pour se rapprocher de la vision humaine (ainsi que de la facture d’un Corot, peintre qu’il admire).
Une entente s’établit entre les photographes pour refuser les rémunérations et pour utiliser les fonds pour le travail photographique. Pour ce qui est de Bernard Plossu, la prise de vue est rapide ; elle s’étend sur une grande semaine. Il effectue ensuite un important travail en chambre noire, opère des brassages, des croisements avec d’autres prises de vue.
Un outil de connaissance du paysage
Cette mission photographique peut être rapprochée de l’exposition New Topographics: Photographs of a Man-Altered Landscape qui l’a précédée, et de la mission de la datar française qui lui succède.
D’une certaine manière, elle implique un changement de paradigme dans la lecture du paysage : on sort des “sceneries” à la manière d’un Ansel Adams pour développer une lecture au plus proche de la réalité, un regard plus pragmatique. Concernant Bernard Plossu, cette rupture serait à nuancer car les pratiques du photographe relèvent d’une démarche complexe reposant sur ces deux paradigmes.
Les New Topographics ont inauguré un nouveau regard prenant en compte une banalité à laquelle Bernard Plossu avait souscrit dès sa jeunesse en inaugurant le concept de “surbanalité”. Loin du moment décisif, instant exceptionnel, d’un Henri Cartier-Bresson, s’exalte ici le temps long d’un ordinaire assumé par une neutralité photographique : point de vue frontal, focale de 50 mm, absence d’effets. La vivacité de la prise de vue n’apparaît pas en contradiction avec la longue durée de la création photographique.
Dans cette mission du Nouveau-Mexique, il ne s’agit pas de dénoncer des paysages altérés par les activités humaines non maîtrisées, mais, à l’inverse, de lancer un cri d’amour pour ce territoire et ses paysages.
L’état du Nouveau-Mexique est en grande partie désertique et par conséquent peu peuplé ; ce vide fascine Bernard Plossu. Ses prises de vues s’appliquent à produire une lecture de ce “livre du temps qui passe” : l’histoire y devient lisible et visible.
Pour quelles raisons avoir choisi la photographie et douze photographes pour rendre compte de ces paysages ? Le fait marquant de cette mission est l’institution de la photographie et de sa pratique comme un outil de connaissance du paysage. Il ne s’agit pourtant pas d’enregistrer l’existant, mais de se servir de la photographie comme d’un outil de découverte, de production d’un savoir qui passe par des lectures intimes, personnelles ; une connaissance qui appartient en propre à chacun des auteurs. Cette réflexion des organisateurs de la mission sur l’usage du médium est remarquable. Elle marque un jalon important dans l’histoire de la photographie.
Le projet est conçu afin d’encourager les spécificités méthodologiques de chaque photographe. Il n’y a pas ici de contradictions entre l’expression – subjective – de chacun et le projet – objectif – documentaire. Au contraire, l’un et l’autre sont complémentaires.
Il faut bien rappeler ici que les photographies ne sont pas réductibles à des éléments de la réalité : elles ne sont pas des “images”, des empreintes du réel, mais plutôt des objets fabriqués, construits. Les photographies de Thomas Barrow illustrent bien cette prise de conscience de la photographie comme objet construit. Voici par exemple la vue d’un réservoir d’eau dont le négatif a été rayé d’une croix : la matérialité photographique est ainsi rendue évidente et pleinement revendiquée. Simultanément, par ces ratures, l’auteur se défend de toute fascination pour ce paysage modifié par les industries humaines.
Cette matérialité photographique porteuse d’une grande dimension symbolique et culturelle est pleinement à l’œuvre dans la production de Bernard Plossu pour la Mission du Nouveau-Mexique.
L’artiste a choisi l’extrême sud de l’État et les zones frontières avec le Mexique. Il connaît les lieux, se sent proche de ces populations indiennes qui furent à la fois victimes et rebelles. Et puis, dit-il, il a toujours cherché à “aller là où les routes s’arrêtent sur les cartes”.
Seul non-Américain des douze photographes de la mission, il est, dit-on volontiers, “le plus Européen des photographes américains et le plus Américain des photographes européens”.
Son travail reste très influencé par les westerns et leurs mythes, par le cinéma de la Nouvelle vague et son abandon des lourdeurs techniques. Peut-être existe-il un regard “français” chez Plossu, une lecture singulière des déserts américains et de leurs habitants, qui serait partie prenante de sa singularité d’auteur au sein des photographes de la mission ?
Avant même la participation à la Mission photographique du Nouveau-Mexique, Bernard Plossu a publié un important petit livre : Le Jardin de poussière. Il s’agit de petits formats rompant radicalement avec les formats panoramiques du paysage. Ces photographies en high key d’espaces désertiques du Nouveau-Mexique sont soignées, précises. Elles miment le travail des premiers daguerréotypistes. Pour Plossu, “montrer en grand ce qui est grand, c’est bête”. Mieux vaut user de miniatures pour les espaces immenses.

La planche-contact
Monique Sicard a travaillé à partir des planches-contacts du photographe afin de comprendre les dispositifs et méthodes de ses prises de vue, les choix sélectifs de l’auteur. L’analyse de ces planches apporte un démenti radical au reproche parfois fait au photographe d’un travail réalisé “à la va vite”. Ses recherches et travaux photographiques sont en réalité le fruit d’un long processus. La prise de vue elle-même, qui n’en est que l’une des étapes, reste le fruit d’approches vives, certes, mais sensibles et expérimentales.
Ainsi, la planche-contact constitue un outil remarquable pour le chercheur, notamment dans une perspective génétique. Il s’agit de ne pas se limiter à l’interprétation de l’œuvre achevée, mais d’accéder au processus de genèse selon des méthodes scientifiques précisément définies.
Suit le commentaire d’une planche réalisée au Nouveau-Mexique.
La première image témoigne de la rencontre de Bernard Plossu avec John Running, un photographe américain, et du rôle de “créatrice de liens” que prend la photographie chez Plossu.
La deuxième image est une photographie – un polaroid – de son propre portrait réalisé par le photographe américain : cette “photographie de la photographie” nous ramène à ce qui est un leitmotiv chez Bernard Plossu. Que photographie-t-il, en effet, si ce n’est la photographie elle-même : l’acte et le temps de la prise de vue, les déplacements et les voyages, les objets, personnes et phénomènes attirant l’œil du photographe ? Et si l’œuvre entier d’un Plossu n’était jamais qu’une image de la création photographique d’auteur ?
Dans l’une des photographies suivantes, on lit “Guns” écrit sur la devanture d’un magasin photographiée depuis l’intérieur d’une voiture. Plossu voyage, se déplace, saisit en passant l’étrangeté d’une inscription porteuse d’une identité, d’une culture, d’une histoire à la fois locales et nationales. Notons l’importance de l’écriture au sein de l’œuvre du photographe.
Dans les photographies suivantes, Plossu atteint Yuma, célèbre ville de western. Il réalise une photo de ces rails très cinématographiques qui brillent au soleil : au moment où il effectue la prise de vue, il a déjà en tête le futur tirage, fruit du travail à venir dans la chambre noire. La façon dont Plossu travaille ses prises de vue, en anticipant la phase suivante de manipulation en chambre noire, est bien illustrée ici. On ne saurait sous-estimer celle-ci, qui occupe une place d’importance dans son œuvre.
Ces photographies témoignent de nombreuses “ambiances”. Le concept d’“ambiance”, aujourd’hui étudié par certains spécialistes d’architecture, pourrait être approfondi afin de mieux comprendre les relations que Bernard Plossu entretient avec l’espace construit et le territoire. Le concept s’incarne particulièrement dans cette photographie d’un pick-up dans le brouillard dont les phares brillent d’une lueur vague.
On note enfin trois photographies qui forment un triptyque. Une première très blanche, surexposée, les deux suivantes avec des personnages qui se penchent sur un moteur. Celui-ci figure sur la dernière prise de vue, comme une sculpture abandonnée. On trouve là, illustrée, l’idée de l’objet que l’on fabrique ; et tout en même temps, celle d’une implication centrale du corps.
Ces planches-contacts et leur étude incarnent la présence de l’auteur au détriment de celle du référent. Elles rendent compte d’une réception de la réalité, d’une pratique du monde réel par Bernard Plossu. Paradoxalement, cette pratique du monde réel disparaît dans le discours du photographe, principalement centré sur le référent – les lieux visités, les paysages, les personnes, les objets photographiés. Cela ne peut que souligner l’intérêt de ces planches-contacts pour le chercheur concerné par les processus de création.
DISCUSSION
Raphaële Bertho pose la question de la participation de la planche présentée à la série des images produites pour la Mission du Nouveau-Mexique.
Monique Sicard précise que la planche en question a été produite en dehors de la semaine durant laquelle Bernard Plossu a travaillé pour la mission. Cependant, elle résulte de travaux conduits au Nouveau-Mexique peu de temps après et témoigne des pratiques créatives de l’auteur photographe durant la mission : métissages et croisements de thématiques et d’images, retours sur place, intégrations d’autres clichés.
Caroline Maniaque signale que la phrase de Plossu, “ma génération était pro-indien”, évoque la proximité revendiquée par les aristocrates européens depuis le XVIIIe siècle avec les “aristocrates” indiens.
François Brunet renchérit sur cette constante du regard français sur les Indiens.
Jordi Ballesta souligne que dans le cadre de cette mission, Plossu photographie particulièrement le sud du Nouveau-Mexique. Peut-être était-il pénétré de l’idée de photographier un contact avec un monde hispanique, de retrouver une imagerie personnelle liée aux westerns ?
Pour Monique Sicard, il y a en effet un certain tropisme de Plossu vers le sud des États-Unis et les espaces désertiques. Ces derniers sont liés à un univers très personnel. On peut alors se poser la question de l’articulation entre ce monde intime, ce regard singulier, et la question de la commande. L’un et l’autre ne sont pas en contradiction : de fait, les douze photographes ont été laissés très libres. Ils ont d’ailleurs conservé leurs négatifs et n’ont rendu que des tirages. Steve Yates a été apprécié par tous ces auteurs, dont la diversité des regards était le support d’une connaissance du paysage. Ainsi, Bernard Plossu a participé de cette lecture de la région à travers son intérêt pour le Sud, pays des Apaches et de Pancho Vila, et sa sensibilité pour les espaces désertiques et les petites villes abandonnées.