Raphaële Bertho
L’objet de la communication de Raphaële Bertho est la mise en parallèle du projet américain de la New Mexico Photographic Survey (1981-1983) et le projet français de la Mission photographique de la Datar (1984-1988) –avec toutes les précautions que cela demande. Ce travail passera par une analyse formelle ayant pour but de faire un état des lieux des relations qui se tissent entre photographie et paysage dans les années 1980, à la fois aux États-Unis et en France, à travers le prisme très particulier de la commande, la survey ou mission. On étudiera, à travers cette mise en parallèle, l’équation qui se pose entre territoire, photographie et commanditaire. En ajoutant à ces trois acteurs un quatrième, celui du théoricien du paysage.
Ces deux missions / surveys semblent se répondre. Chacun des projets porte sur un territoire défini et se déroule dans un temps limité : deux ans pour l’exploration du quadrilatère de la New Mexico Photographic Survey, et quatre ans pour l’exploration de l’hexagone de la Mission photographique de la Datar (les travaux photographiques sont réalisés dans le cadre de campagnes de prises de vue de durées variables selon les photographes). En ce qui concerne la New Mexico Photographic Survey, il y a deux commanditaires : le Museum of New Mexico et le National Endowment for the Arts (NEA) Photographic Survey. Le projet est dirigé par Steve Yates, avec la participation de douze photographes et de J. B. Jackson. Il donnera lieu à la publication du catalogue The Essential Landscape en 1985. Pour la mission française, il y a un commanditaire unique : la Datar (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale). Elle est dirigée par François Hers et Bernard Latarjet, et implique vingt-neuf photographes. Elle donnera lieu à la publication de deux catalogues : Paysages, photographies, travaux en cours 1984-1985 en 1985 et Paysages, Photographies. La France dans les années 1980 en 1989. Ces catalogues présentent les photos accompagnées de textes de théoriciens notamment J. B. Jackson aux États-Unis et Augustin Berque en France.
Bien que se déroulant à plusieurs milliers de kilomètres de distance, on note de nombreux points communs entre les deux projets. Ce rapprochement est déjà évoqué à l’époque : les critiques anglo-saxons emploient le terme de survey pour qualifier la mission de la Datar. Dans un premier temps, la reprise du terme semble aller de soi. Mais au fur et à mesure, le terme de “mission photographique” va s’imposer comme nom propre et comme terme autonome pour la mission de la Datar, affirmant deux identités distinctes.
De manière plus large, ces liens manifestes s’accompagnent de différences structurelles entre les projets, dans le cadre institutionnel mais également dans la mise en œuvre du dialogue entre texte et image, entre les théoriciens et les praticiens du paysage. Fondamentalement, on constate que ces deux projets s’inscrivent dans des temporalités différentes. Chacun est représentatif de son époque : la New Mexico Survey correspond à une forme d’apogée d’une époque, celle des années 1970 aux États-Unis, marquées par l’essor de la géographie culturelle, l’instauration de la photographie dans les espaces muséaux et le développement des surveys financées par l’État. La mission de la Datar a un rôle plus charnière et plus innovant : elle correspond à l’amorce d’une époque, celle du début des années 1980, comme une décennie annonçant un renouveau culturel sur le vieux continent, avec l’émergence d’une réflexion sur le paysage, l’entrée de la photographie sur la scène artistique et le développement du phénomène des missions.
Une commande duale, entre art et aménagement du territoire
Les deux projets voient le jour dans des contextes institutionnels assez différents : pour la New Mexico Survey, il s’agit d’institutions artistiques, pour la mission de la Datar, d’une institution gouvernementale d’aménagement.
Pour Steve Yates, qui monte le projet pour le Musée des beaux-arts du Nouveau-Mexique, il s’agit de constituer une collection de photographies ; mais sans fonds propres, il se tourne vers le NEA Photographic Survey. En réalité, la New Mexico Survey est l’une des dernières campagnes financées dans le cadre de cette institution. Il ne s’agit pas d’un projet autonome puisqu’elle fait partie d’un ensemble plus large, une série de projet se déroulant entre 1976 et 1981 dont elle constitue le dernier projet financé. Ces financements fédéraux de surveys influencent largement la production photographique de l’époque aux États-Unis.
Pour la mission de la Datar, il s’agit d’un projet singulier au sein d’une institution qui n’a pas vocation à financer des projets artistiques. Initié dans le cadre de la célébration des vingt ans de l’institution en 1983, elle est reconduite durant quatre ans, jusqu’en 1988.
Malgré ces différences structurelles, ces deux missions font référence à des héritages revendiqués, des expéditions de la New Frontier du XIXe siècle aux travaux de la Farm Security Administration. Pour la France, il faut ajouter la référence à la Mission héliographique de 1851, redécouverte au début des années 1980 : la tradition renaît au même moment que ses héritiers. Dans la terminologie française, le choix du terme mission n’est pas neutre. D’une part, il y a l’idée de créer un lien avec ce précédent historique. D’autre part, le terme porte la marque de son commanditaire : la Datar est historiquement une institution de “chargés de mission”.
Dans les deux cas, les photographes sont considérés comme des artistes, ils jouissent d’une grande liberté de choix dans leur façon d’expérimenter le territoire ; les deux projets valorisent cette diversité des regards et des expériences.
Porosité des enjeux photographiques
On ne note aucune communauté entre les photographes de la New Mexico Survey et ceux de la mission de la Datar, mais certains de ces acteurs sont imprégnés des deux cultures, française et américaine.
Les premières porosités remarquables sont celles qui existent dans l’héritage photographique dont les deux missions se réclament, les références communes évoquées précédemment.
Il y a une porosité également dans les enjeux photographiques. Dans les deux cas, les photographes vont vers le paysage comme un objet de connaissance, un terrain d’expérimentation dont les enjeux se croisent avec ceux d’autres disciplines que sont l’architecture ou l’urbanisme. Le dialogue est déjà largement ancré dans la production américaine de l’époque, avec des exposition comme Contemporary Photographers Toward a Social Landscape (1966) organisé par Nathan Lyons à la George Eastman House, ou le travail Learning From Las Vegas de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steve Izenour (1968-1972). L’une des manifestations photographiques qui fera date est sans aucun doute l’exposition New Topographics: Photographs of a Man-Altered Landscape organisée à la George Eastman House en 1975.
Il faut noter qu’en France, la photographie est beaucoup moins installée dans la scène muséale et artistique. La mission de la Datar émerge dans un contexte où la photographie d’auteur est principalement revendiquée dans le cadre du photojournalisme. Une hégémonie que le directeur artistique de la mission, François Hers, n’hésite pas à remettre en cause lors d’un entretien paru dans Le Monde en janvier 1985. La mission de la Datar s’en distancie dans la pratique en revendiquant un temps long sur le terrain, l’usage du grand format avec un matériel souvent plus compliqué à déplacer (chambre photographique), l’ensemble étant en opposition avec le concept de l’“instant décisif” hérité d’Henri Cartier-Bresson et dominant le discours photographique de l’époque. Il faut noter que parallèlement à cette photographie d’auteur issue du photojournalisme, il existe un contexte photographique institutionnel : les institutions utilisent la photographie pour documenter leurs travaux (on peut citer ici, entre autres, le ministère de la reconstruction et de l’urbanisme, la Documentation française ou l’Inventaire général du patrimoine). Dans ce cadre, les photographes sont considérés à l’époque comme de simples opérateurs, leurs images ayant a priori uniquement une valeur documentaire, sans plus-value esthétique.
Ainsi, les deux missions se fondent sur une idée d’une “vue topographique à caractère artistique”, posture traditionnellement déjà ancrée aux États-Unis et qui émerge dans un déplacement en France du champ de la presse à celui de l’aménagement. Dans les deux cas, une rencontre se construit entre le caractère artistique et la dimension documentaire de la photographie.
La nécessité d’une renaissance du paysage
Dans les deux cas, les projets portent sur des territoires profondément modifiés par l’essor économique de l’après-guerre et devenus presque méconnaissables pour leurs contemporains. Aux États-Unis comme en Europe, cette transformation radicale exige la mise en œuvre de nouvelles représentations, au sens propre comme au sens figuré, pour pouvoir être appréhendée.
Ainsi, J. B. Jackson, dans ses textes pour la New Mexico Survey, parle d’une “nouvelle relation à l’environnement”. De la même manière, dans son texte pour la mission de la Datar, Augustin Berque pense qu’il ne s’agit pas d’un changement cosmétique dans le paysage, mais d’une modification plus large dans les rapports que l’on entretient avec le territoire. Dans les deux publications, on lit la nécessité d’accompagner ces modifications au lieu de détourner son regard.
S’agissant de ce travail d’élaboration de nouvelles lectures du paysage et du territoire, il faut noter que la New Mexico Survey marque un aboutissement, tandis que la mission de la Datar participe à l’émergence d’une réflexion sur le paysage en France (à travers les écrits d’Augustin Berque notamment).
Écriture photographique du paysage
Il faut se pencher sur la manière dont chacun de leur côté, J. B. Jackson et Augustin Berque, ont rencontré ces ensembles de photographies produits par les missions, et dont ils ont articulé leurs discours avec eux.
Pour la mission de la Datar, il s’agit de la seconde publication (1989), conclusive, du projet. La publication est organisée à partir du modèle du portfolio : peu d’images mais une respiration de la mise en page, un “beau livre d’images”. Le texte d’Augustin Berque, “Les mille naissances du paysage”, intervient en fin de volume, le commentaire venant éclairer le cœur de l’ouvrage : les photographies ; certaines sont alors reproduites en vignettes. Dans le cas de la New Mexico Photographic Survey et du livre The Essential Landscape (1985), la publication est principalement organisée autour des écrits de J. B. Jackson. Quelques images sont reproduites en grand format, intercalées entre les textes, et c’est seulement dans la dernière partie de l’ouvrage que les séries sont reproduites dans leur intégralité, et seulement en petit format.
Ainsi, à première vue, on pourrait croire que le texte d’Augustin Berque se trouve plus proche des images, ce qui n’est en réalité pas si évident. D’une part, Augustin Berque est manifestement sollicité pour produire un commentaire sur un travail déjà finalisé, quand J. B. Jackson est associé au projet dès l’origine.
Augustin Berque sélectionne des images de manière isolée et les qualifie : une “Arcadie”, un “regard d’entomologiste”, un “tesson d’urbanité”, un “tableau classique”. Certaines images restent parfois hors-champ de son commentaire. Quand on connaît le travail de l’ensemble des photos et des séries, on comprend qu’en réalité, s’il est proche de certaines images, il se sert des images pour illustrer son propos ; il les transforme en éléments d’iconographie.
Tandis que pour J. B. Jackson, la relation est moins immédiatement illustrative mais les séries entrent de manière plus homogène en relation avec son discours, celui d’un paysage avec une histoire, d’un temps cosmologique du paysage, d’une connaissance intime du lieu par les habitants qui appréhendent le paysage “by heart”. Finalement, le texte Looking at New Mexico de J. B. Jackson, qui ouvre l’ouvrage et qui est le seul inédit, semble plus imprégné des photographies de la mission alors même qu’il n’en cite aucune explicitement.
In fine, les deux théoriciens concluent à peu près de la même manière sur la nécessité de ces travaux photographiques. Dans les deux cas, la photographie est convoquée pour renégocier les rapports au territoire. La pluralité de points de vue proposée dresse un portrait kaléidoscopique, morcelé, sans doute plus à même de correspondre à un territoire que de faire panorama, sur le modèle classique. S’agissant des rapports entre théorie du paysage et photographie, il s’agit ici plus d’un dialogue que d’une véritable collaboration : une pensée théorique et une pensée photographique qui vont se nourrir mutuellement, tout en restant sur deux versants du paysage.
DISCUSSION
Geoffroy Mathieu pose la question des rapports que peuvent entretenir ces deux missions avec ce qu’elles ont produit, leurs conséquences et leurs objectifs initiaux.
Pour Raphaële Bertho, l’ambition des deux missions n’est pas du tout la même. La New Mexico Photographic Survey a pour ambition de commencer une collection photographique muséale, tandis que les ambitions de la Datar sont beaucoup plus larges : il s’agit de revaloriser le genre paysagé, d’introduire la photographie dans le champ de l’art et de fonder une “école française du paysage”, avec notamment une certaine unité de style (travaux à la chambre, vues frontales, etc.). Pour la New Mexico Photographic Survey, il existe une plus grande disparité des styles qui correspond peut-être à un champ photographique américain déjà plus installé, et donc plus divers. Pourtant, on note que se crée presque naturellement un équilibre général au niveau des sujets et des approches.
François Brunet souligne que l’histoire des missions est une histoire qui se raconte depuis le xixe siècle sur le mode des relations franco-américaines. Une histoire qui existe déjà sous le Second Empire avec la Mission héliographique et d’autres missions européennes qui, aux États-Unis, serviront de modèle pour les photographes qui accompagneront les expéditions de la New Frontier. Dans toutes ces entreprises, on observe le même brouillage des intentions et du résultat. Dans les années 1930 aux États-Unis (fsa), se posent des questions similaires de référence à des traditions de photographiques française (Marville, Atget, etc.). Dans ces missions, la notion de commande a une grande importance. Dans les années 1970 aux États-Unis, se produit une ruée de capitaux sur la photographie, ce qui s’accompagne d’une institutionnalisation, par l’entrée de la photographie dans les collections publiques, et simultanément par le développement de la commande aux auteurs. Dans les deux cas de la New Mexico Photographic Survey et de la Mission photographique de la Datar, il y a un soutien par la commande de la photographie d’art, qui correspond à un afflux d’argent qui va à ce moment à la photographie créative contemporaine. Cet afflux d’argent s’arrête dans les années 1980 aux États-Unis avec Reagan. Ainsi, cette survey correspond à un moment particulier de l’histoire photographique aux États-Unis, moment atypique puisque traditionnellement, on n’y subventionne pas l’art : un moment de disponibilité de fonds publics pour la photographie d’art. Concernant le rapport entre textes et photographies, les grandes différences tiennent également à la position des théoriciens : dans le cas de J. B. Jackson, il s’agit d’un personnage ayant fondé une pensée qui a influencé les photographes travaillant pour la survey, tandis que le cas d’Augustin Berque correspond à la commande d’un commentaire.
Frédéric Pousin insiste sur l’idée de survey, qui est liée à celle d’enquête : s’y développe le caractère opérationnel d’une photographie sur le territoire. Ce qui s’accompagne d’un flou sur les ambitions de ces surveys. À travers cette notion, se construit dans le champ de l’aménagement et de l’urbanisme (avec le travail de Geddes notamment) l’idée qu’il faut se forger des outils pour pouvoir agir sur ces territoires, des enquêtes sociologiques mais aussi photographiques. Une notion qui va avec celle d’exposition, de restitution ; se forger des moyens d’enquête et d’action de manière simultanée.
Caroline Maniaque rappelle qu’à la même époque que la mission de la Datar, redevient prégnante en France l’idée du patrimoine. Peut-être dans cette idée de mission y a-t-il l’idée d’une fixation du paysage à un moment donné, avant de nouvelles transformations, de la formation d’un patrimoine photographique ?
Pour Raphaële Bertho, un angle intéressant pourrait être de considérer que dans les deux cas, on a peut-être à faire à deux objets qui ont dévoyés les raisons et les fonds pour lesquels ils ont été mis en place. Pour la New Mexico Photographic Survey, on assiste une intention artistique (la formation d’un fonds artistique) qui donne lieu à une survey, et donc se rattache à une tradition d’aménagement, tandis qu’à la Datar, on s’appuie sur une tradition de missions documentaires pour finalement produire un objet artistique.
Références en ligne :
Sur la Mission héliographique de 1851 :
Anne de Mondenard, “La Mission héliographique : mythe et histoire”, Études photographiques, n°2, mai 1997 [En ligne]
url : https://etudesphotographiques.revues.org/127
Sur les expéditions américaines :
Olivier Loiseaux, BnF, département des Cartes et plans, Images de l’Ouest américain, “The four great surveys” : travail d’inventaire mené en collaboration avec l’UFR d’Études anglophones de l’université Paris-VII, blog Gallica Bnf.fr [En ligne]
url : http://blog.bnf.fr/gallica/index.php/2015/03/04/images-de-louest-americain-the-four-great-surveys/
Sur la FSA :
url : http://www.loc.gov/pictures/collection/fsa/
Sur la Mission photographique de la Datar :
url : http://missionphoto.datar.gouv.fr/
Sur la genèse de la Mission photographique de la Datar :
Raphaële Bertho, “Analyse de la genèse institutionnelle de la Mission photographique de la Datar”, actes de la journée d’étude “L’établissement de la photographie dans le paysage culturel français (1969-1981)” [En ligne]
url : https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00715825/document